En ce mois de mars 2021, nous consacrons bon nombre de nos publications à des écrits ou témoignages sur des femmes qui ont par leur activité, leur art, leur intelligence, leurs écrits, laissé des traces qui méritent d’être mises au jour.

« A la fin de XX° siècle, une jeune fille de 17 ans veut être sculpteur, c’est inconcevable, voire scandaleux. Camille se lance dans l’aventure à corps perdu. Un jour de 1883, elle rencontre Rodin. Le maître l’accepte comme élève ; bientôt il deviendra son amant. Suivent quinze années d’une liaison passionnée et orageuse d’où Camille sortira épuisée, vaincue… Elle mourra en 1943 à l’asile de Montdevergues, après un terrible internement qui aura duré trente ans, laissant au jugement la postérité d’une œuvre d’une rare puissance et d’une originalité visionnaire. »

Anne Delbée

Cette vidéo est consacrée à des échanges entre quatre membres de l’association sur la sculptrice Camille Claudel.

« Il y eut dans les années quatre-vingt une explosion de livres sur Camille Claudel : l’artiste était jusqu’alors totalement inconnue du grand public. Au point que dans les dictionnaires au nom de Claudel, son prénom n’apparaissait pas. On ne trouvait que celui de son frère Paul. La première, la romancière Anne Delbée, l’avait révélée et propulsée sur les devants de la scène en écrivant une pièce de théâtre d’abord, puis un roman inspiré de sa vie, Une Femme. Quarante ans après sa mort, Camille Claudel sortait de la longue nuit de l’oubli. »

Dominique Bona

Anne Delbée, dans son roman « Une femme« , paru en 1984,  fait revivre Camille Claudel, qu’elle a découverte à la fin de la lecture d’un recueil de Paul Claudel, de 1946, « L ‘œil écoute« , dans lequel il a consacré deux courts articles à sa sœur Camille…

Anne Delbée rencontre Camille Claudel

par A. Delbée, lu par Maud | musique Debussy : Rêveries et Images I

N’importe qui, vous ou moi, aurait pu ce jour-là, plus tôt ou plus tard, ouvrir le livre à cette page.
Qui était-ce ? Cette sœur aimée, trop aimée ?
Cela sautait à chaque ligne, vous agrippait le cœur. Je ré-entends encore le premier cri du texte. Je l’entends, elle.
Mon petit Paul !
Cela n’a pas cessé depuis de résonner.
Qui était-elle ?
Cette superbe jeune fille, dans l’éclat triomphal de la beauté et du génie, dans l’ascendant, souvent cruel,  qu’elle exerçait sur les jeunes années de Paul.
Qui était-elle ?
Un front superbe, des yeux magnifiques, bleu foncé, cette grande bouche plus fière encore que sensuelle, cette puissante touffe de cheveux châtains, auburn, qui lui tombaient jusqu’aux reins.
Qui était cette jeune fille qui m’appelait soudain à travers son frère ?
Elle avait aimé Auguste Rodin jusqu’à la folie.
Juillet 1913 ! Dehors, l’ambulance attendait. Et voilà pour trente ans !
Je lisais et relisais. Ce n’était pas possible. Elle était morte en 1943. Trente ans d’asile. La longue nuit des Enfers. Non.
Claudel terminait son texte. Neuf pages ! Neuf pages ! Là sous la main. Dans mon cœur.

Le reste est silence.

Eh bien non ! Pas cela. Je ne refermerai pas le livre. Je restais là, je répétais les mots, la belle phrase que clôt la mort d’Hamlet.
Mais elle, on ne la jouait pas depuis quatre siècles. Tout le reste ne serait pas silence.  Car ce qu’il y avait de plus remarquable, ce n’était pas qu’elle fût la sœur de Paul, l’amante d’Auguste Rodin, qu’elle fût belle et « folle ».
Non ce qui pointait là, ce qui me retenait de fermer le livre, c’était cela : elle était sculpteur.
Un sculpteur de génie au XIX° siècle. Paul Claudel décrivait les étranges figures jusqu’à la dernière, Persée, celui qui tue sans regarder. Celui qui tue sans…
La belle grande jeune fille aux magnifiques yeux bleu sombre.
Un air impressionnant de courage, de franchise, de supériorité, de gaieté. Quelqu’un qui a reçu beaucoup.
Alors, commence une recherche dont ce livre est l’une des étapes. Il y a de cela des années. Car qui peut dire aujourd’hui que tout a été dit sur Camille Claudel ?
Ce livre est un pas de plus vers elle, là-bas enfermée qui appelle, une autre serrure que l’on ouvre. La voilà qui fait signe, qui sourit de ses deux belles mains terreuses, la voici, celle qui enfantait des formes uniques, le sculpteur Femelle, le labyrinthe qui mène à elle, je le prends, quitte à me tromper de temps en temps.

Elle est là-bas, elle attend, il n’y a plus un instant à perdre, ce visage là-bas qui crie dans la nuit, à moitié scellé, Une Femme !  (…)

– Cami-i-i-lle !
La voix de l’enfant au loin ! Elle éclate de rire. Un rire âpre pour cette gamine de treize ans. Elle n’est pas méchante, mais elle veut être seule. La première à pénétrer cette forêt de Tardenois, seule à dévorer le vent qui galope vers la grande la grande plaine de Champagne, seule à la rencontre des princes, les pierres.
– Cami-i-i-lle !
La voix de son frère là-bas. Elle hésite un instant – Mon petit Paul – et sourit tendrement, prise de remords pour l’enfant plus jeune. Il appelle de cette voix aiguë, mi-fille mi-garçon, qui transperce le tympan et étreint le cœur. Il y toujours l’enfant prêt à se briser. Il essaie sûrement de la rejoindre à travers les champs. La voici, déjà à l’orée du bois. A grandes enjambées de garçon, dirait sa mère – sa mère ! De rage, elle donne un grand coup dans la terre détrempée qui éclate en mille gouttelettes noires. Elle reprend sa marche violente. Les galoches s’enfoncent, lourdes dans la terre collante, humide.  Cette grosse terre qu’elle pétrit de ses foulées d’adolescente –  jeune insolente sans brides – sa crinière brun-rouge glisse peu à peu sur les épaules encore frêles. Un désir soudain de saisir à pleins doigts la boue. La terre sent une odeur âcre, brûlante.

Elle lui enserre les mains, l’étreint. La jeune fille, la respire, s’en barbouille le visage. Le vent s’est levé. Elle se met à crier, l’envie de crier sans fin, d’expulser un désir incommensurable, l’envie d’être sans retenue, indécente. Elle attaque la butte au pas de course.
Elle veut être la première là-haut, tout en haut du Géyn. La première à dominer le Géant. Regarder l’horizon qui s’étend jusqu’à Paris. Même en écarquillant ses yeux qu’elle a pourtant immenses, elle n’a jamais pu entrevoir la ville.  Seule à dominer ce pays énervé par les rafales, seule au milieu du XIX° siècle. 

– Cami-i-i-lle !
Paul pousse un cri à la vue de l’apparition… Camille éclate d’un grand rire sonore, guttural et lui tend les bras.
– Mon petit Paul !
– Si maman te voyait, on dirait un basilic !
– Un quoi ?
– Basilic. C’est un serpent fabuleux dont le regard à la faculté de tuer.
– Merci, Paul ! Tu en sais des choses !
Camille le bourre de coups de poing. Les voilà qui roulent ensemble, l’un par-dessus l’autre – les jeux de l’enfance ont repris. Le sable vole. Camille serre de ses deux bras forts.
Camille le bourre de grandes claques et le frotte vigoureusement pour le réchauffer. Elle le blottit contre elle, ramasse sa veste. Elle recouvre leurs deux corps.
La lune est un peu plus haute dans le ciel. Deux visages d’enfants éclairés par la lune. Deux paires d’yeux bleus, les uns plus sombres, les autres plus clairs, terriblement clairs.
– Raconte-moi une histoire.
Camille aimerait mieux se taire, écouter le vent et les arbres qui dansent.

« Elle veut être la première. Regarder l’horizon qui s’étend jusqu’à Paris. Même en écarquillant ses yeux qu’elle a pourtant immenses, elle n’a jamais pu entrevoir la ville.  Seule à dominer ce pays énervé par les rafales, seule au milieu du XIX° siècle. »

Anne Delbée

Je voudrais sculpter !

par A. Delbée, lu par Maud | musique Debussy : Images I

« Écoute, je vais te confier mon secret. Je voudrais être… Je voudrais sculpter ! J’ai vu un livre, des statues, tu sais, comme je fais avec la terre… Je sais maintenant. Je veux être un grand sculpteur !  Ses yeux vibrent comme si elle rendait chaque être humain, chaque objet plus resplendissant. »

Anne Delbée

– Mon petit Paul, ne te fâche pas.
Elle lui prend doucement la main. Il fait sombre alentour. Sauf autour d’eux. La lune les éclaire. Deux enfants.
– Écoute, je vais te confier mon secret. Je voudrais être… Je voudrais sculpter ! J’ai vu un livre, des statues, tu sais, comme je fais avec la terre… Je sais maintenant. Je veux être un grand sculpteur !
L’enfant la regarde, émerveillé. Sous la lune, les yeux brillent – une sauvage. Jamais il n’a vu des yeux aussi beaux. Tout le monde le dit au village – les voisins, les cousins, le métayer. Bleu foncé par moment, violets ou verts, ils changent comme l’eau avec le ciel et toujours cette couleur profonde qui prend au cœur. Sa sœur est belle, vraiment. Les autres ont des yeux morts. Elle, elle regarde. Ses yeux vibrent comme si elle rendait chaque être humain, chaque objet plus resplendissant.
– Qu’est-ce que tu as ? Paul ?
Elle lui fait peur soudain avec ce regard, et il s’enfuit, il court.
– Paul, Paul, attends-moi voyons !
C’est elle maintenant qui appelle. Pas longtemps. Camille hausse les épaules. Après tout, cette soirée est à elle. De toutes les façons, à quelque heure qu’elle rentre, sa mère ne lui adresse pas la parole. Si, parfois elle la gronde. Et puis que craindrait-elle ? Elle se promène toujours seule.
Elle commence à descendre calmement. Elle se sent à l’étroit dans cette maison familiale. Seul son père pourrait comprendre ce qu’elle ressent ce soir. Mais justement elle n’ose pas lui confier son secret. Si jamais il ne comprenait pas, elle n’aurait plus aucun espoir.
Son père. Le sourire de son père. Elle se trouble dès qu’il la regarde, mais elle sent qu’ils se comprennent. Elle n’a que treize ans. Lui s’apprête à fêter ses cinquante et un ans. Mince, de belles griffures au coin des yeux qui les rendent encore plus extraordinaires. Presque dix-huit de différence avec sa mère. Elle aime ce visage un peu émacié, et la barbe légère comme surgi de l’ombre, dessinée par Rembrandt, ses yeux dorés. Elle est sûre qu’il a les yeux dorés. Camille s’est arrêtée en chemin. Comment son père et sa mère peuvent-ils vivre ensemble ? Le mariage ! Un dégoût la prend : elle pense au grand lit, elle ne comprend pas. Et voilà qu’elle est née de ceux-ci – de cette mère lourde, épaisse, fermée. Son père… sa bouche qui venait l’embrasser, il n’y a pas si longtemps encore, tout doucement il posait ses lèvres un peu râpeuses sur son front …

Elle ne veut pas rester dans cette famille, elle n’est pas comme sa sœur Louise, qui bien que de deux ans plus jeune qu’elle, veut se marier déjà. Elle veut partir, elle veut être une artiste mais comment l’annoncer, comment faire ? Soudain l’avenir est comme un gouffre, le vertige, le vide. Le jeune fille se met à courir, à fuir vers la maison, elle galope, son cœur bat – elle n’a que treize ans – c’est trop dur de rêver à Paris déjà ! (…)
Camille pousse la porte. La mère relève la tête et se met à hurler. Tout le monde relève la tête.  Victoire, Paul, Louise, l’oncle… Alors Camille crie : « J’ai vu le Diable ! »
Elle s’appuie à la porte, couverte de boue noire, elle a tressé ses cheveux. Mi-cerf, mi-licorne, elle les nargue. Eux et leur cuisine bouillie. Eux assis en rond. Satisfaits. Elle piaffe, elle a décidé : elle part loin d’eux. Le bruit des cuillères.
– Ferme la porte, tu veux ?
– Mais je…
Elle a oublié qu’elle boitait. Elle boîte, tic-tic-tac, tic-tic-tac. Son père n’est pas là.(…)

Soudain il est là
– Camille !
Cette voix un peu rauque. Il paraît qu’elle tient ça de lui. Grand et maigre avec ses yeux qui brillent.
– Viens avec moi. On va se promener un peu. Elle lui a tendu un grand bol de café.
– Non, attends
Il l’a prise par le bras.
– Assieds-toi un instant.
Elle a envie de fuir. Elle n’aime pas expliquer. Il faut qu’il comprenne.
– Tu n’arrêtes pas de dessiner, de modeler dans notre bonne vieille terre.  Est-ce que tu crois vraiment ce qu’a dit Alfred Boucher ?
Elle a relevé la tête brutalement. Les yeux s’affrontent.
– Je veux être sculpteur !
Elle s’est mise debout. Il lui enserre la taille. Elle est déjà grande pour ses treize ans. Saisi d’une immense tendresse pour elle, il se lève à son tour et la serre contre lui.
– Ma fille, ma fille.

Il sent ce corps de femme qui s’annonce. Il lui tient la tête entre ses deux mains. Qu’elle sera belle cette femme !  Il regarde sa bouche immense, dédaigneuse. Elle a les joues en feu. Le silence dans la cuisine est terriblement présent. Tous deux se regardent. Elle lui arrive à la poitrine. Il a envie de la broyer, ce petit bout de femme qui lui ressemble trop, avec sa tignasse pas coiffée, jamais coiffé. Alors il passe la main qui tremble encore dans ses cheveux et l’embrasse sur le front, délicatement, comme pour lui souhaiter bon voyage.
–  Je t’aiderai. Tu seras sculpteur.

– Mais où est Camille ? Cette enfant me rendra folle !
– Écoute, je pense que Camille est une artiste.
– Quoi ?
–  Je pense que Camille sera un sculpteur de génie.
Elle n’en revient pas
– Mais c’est horrible ce que tu dis là !
– Et c’est l’effet que ça te fait …  Elle nous gâche déjà la vie avec sa terre et ses glaises. Mais de là à accepter qu’elle en fasse un métier ! Enfin un métier… C’est une traînée que tu veux en faire ! »
– Camille sera sculpteur, je te dis…
– Mais cette enfant, c’est le Diable !

Paul Claudel enfant

 Louis Prosper Claudel et ses trois enfants Louise, Camille et Paul sur ses genoux

« Je t’aiderai, tu seras sculpteur »

Le père, Louis Proper Claudel

Alfred Boucher dans son atelier

Auguste Rodin dans son atelier

Les maîtres : Boucher et Rodin

par Anne Delbée, lu par Maud | musique Debussy : Images II

– Vous avez pris des leçons avec Monsieur Rodin ! »
Camille a levé ses grands yeux interrogateurs vers Monsieur Alfred Boucher.
– Qui est ce Monsieur Rodin ?
– Il faudra vous le présenter. Lui-même sera surpris. Vous avez quelque talent. Incontestablement. Mais beaucoup ont de l’idée au début de la carrière. Le tout, c’est de persister. Quant à vous accueillir ici, je vois mal ce qu’on pourrait faire. Je ne tiens pas à susciter la révolution dans mes ateliers. Non, continuez avec votre atelier de jeunes filles.
Camille le giflerait bien volontiers. Il a senti la jeune fille prête à bondir.
– Ne vous inquiétez pas, Camille, Monsieur Rodin n’est jamais rentré aux Beaux-Arts.

Camille se dirige vers son groupe de David et Goliath afin de le reprendre.
– Non, laissez jeune fille. Je le garde un peu. Je le trouve beau et voudrais le montrer autour de moi.
Camille a peur. Elle n’aime pas abandonner ses deux compagnons. Et puis ce monsieur ne lui a pas plu. Mais que faire ?

– Vous ne savez pas qui est Monsieur Auguste Rodin, n’est-ce pas ?
Camille secoue négativement la tête. Elle le déteste déjà. Elle n’a pas besoin de savoir qui il est. Pourquoi se permet-il de faire la même sculpture qu’elle ?  Elle a commencé avant lui sûrement. A six ans, elle modelait déjà.
– Comment vous le définir ? Il a quarante-deux ans. Sa vie a été très dure.
Camille a envie de rire. Un vieillard ! Évidemment, même s’il s’y est mis péniblement à dix-huit ans, il sculpte depuis plus longtemps qu’elle. Dix-huit ans, elle ne les a pas encore. A la fin de l’année seulement.

– A propos Camille, je voulais vous dire. Je vais partir pour l’Italie. Avec mon Prix de Rome, je dois absolument me rendre là-bas. Et puis, c’est le pays de Michel-Ange. Votre Rodin, il ressemble un peu à Michel-Ange d’ailleurs … Camille écoute à peine. Elle est effondrée de tristesse. Non seulement elle ne rentre pas aux Beaux-Arts, mais son vieil ami, le pauvre, il n’a que trente-deux ans ! Il va la quitter. Camille est découragée. Elle entend à peine ce qu’il lui dit.
– C’est à lui que je vais demander de prendre la suite de mes leçons. Vous m’écoutez Camille ?
– Pardon.
Je disais que j’allais demander justement à Rodin de me remplacer auprès de vous. A mon avis, il est le seul qui ait du génie même s’il paraît effacé au premier abord, timide. C’est un des plus grands parmi nous. Encore peu connu ! J’ai toute confiance en lui. »

Camille est de mauvaise humeur. S’il fait la même sculpture qu’elle, à quoi bon ! Les lèvres de la jeune fille se contractent. Voilà c’est fait ! Le chignon vient de s’écrouler.

Salon de mai 1882. Un buste de vieille femme. Buste en plâtre de Mademoiselle Camille Claudel. Œuvre sérieuse réfléchie.
Camille a son nom pour la première fois dans le journal – et elle n’a pas trente-sept ans, elle !

Alfred Boucher la regarde. Il n’avait pas voulu lui dire combien son buste de la Vieille Hélène annonçait le grand sculpteur. Elle s’emballait si vite. Elle y avait passé tant d’heures, et maintenant elle triomphait. Elle deviendrait l’un des très grands artistes de l’époque. A moins que … Peur de ses yeux bleu foncé qui viraient au noir, de son impossibilité à aller dans le monde. Peur de cette famille autour d’elle, dure, qui ne la comprenait pas. Peur de ce père trop absent. Peur de ce jeune frère qu’elle fascinait et qui l’accompagnait partout. Et comment son ami Auguste, si timide allait-il supporter une jeune fille aussi violente et entière ?

Monsieur Rodin était là dans l’atelier. Alfred Boucher légèrement devant lui… Il a vu la jeune fille. Il a vu les deux yeux sombres. Il regarde l’immensité des yeux qui le dévisagent, l’observent, le dessinent. Il contemple enfin l’iris. Ses yeux de myope à lui se plissent. Camille trouve qu’il ressemble à un vieux gnome avec sa barbe rousse.
Camille s’est reculée. Ainsi elle vient de laisser voir la sculpture à laquelle elle travaillait. Un buste d’enfant puissant. Le col dénudé, les épaules couvertes d’une sorte de toge. Une sculpture « mâle ». Seul le plâtre requiert son attention. L’angle du visage presque anormalement ouvert. C’est cela qu’il cherche lui aussi. La puissance du regard. Monsieur Rodin devine une main sûre, intelligente, où la réalité explose à chaque détail, dévoilée, expliquée, grandiose. Monsieur Rodin est troublé. Il lui semble avoir réalisé ce buste ; pourtant il sait bien qu’il n’y a pas travaillé. Il ne connaît pas le modèle.
– Qui a posé ?  Monsieur Rodin a une voix étrange, sourde.
– Mon frère, Paul Claudel. Il a quatorze ans maintenant.
La voix est rauque, mais incisive. (…)

Soudain il attrape un crayon et dessine un détail sur un bout de papier. Camille ne détache plus ses yeux des mains du sculpteur.
– Le buste puissant … Jamais elle n’a entendu de pareils conseils. Rien n’est laissé au hasard. Elle a devant lui un admirable artisan qui reprend, affine, complète la matière. Les indications lui apparaissent lumineuses. C’est de la vie qu’il manie. Il la voit partout et la restitue avec passion, avec force. Voilà qu’il s’est tourné brusquement vers elle :
– Le buste de votre frère est presque achevé.  Je suis étonné du modelé des oreilles, la coquille des oreilles, très fine, les paupières bien fendues… Le regard. La vie est belle partout. Le difficile c’est de la voir. Modeler uniquement pour les profils dans une proposition déterminée et toujours constante. Il suffit de regarder, de comprendre et d’aimer.
– Pardon, mademoiselle. Est-ce que vous accepteriez de venir travailler dans mon atelier ?
Camille rougit brusquement, violemment, balbutie, recule, avance…
– Monsieur Rodin je…

 

« Le buste de votre frère est presque achevé.  Je suis étonné du modelé des oreilles, la coquille des oreilles, très fine, les paupières bien fendues… Le regard. La vie est belle partout. Le difficile c’est de la voir.« 

Auguste Rodin

Camille Claudel : Paul

Camille Claudel : Mme Claudel

Camille Claudel et Ghita Theuriet dans le studio d’Alfred Boucher

Camille Claudel dans son atelier

Camille Claudel,  modèle pour Auguste Rodin

L’hôpital psychiatrique de Mondevergues (début XX°)

On m'a enfermée avec les folles !

par Dominique Bona, lu par Maud | musique Erik Satie : Pièces froides

Une colline pelée exposée à tous les vents, en surplomb d’un village du Vaucluse dont l’église s’appelait Notre-Dame-de-la-Consolation : le mistral soufflait comme souvent en Provence, un mistral glacé qui torturait les pins clairsemés et rachitiques de cette avenue de la Pinède, si mal nommée. A cinq kilomètres au sud d’Avignon, sur la commune de Montfavet, une pancarte indiquait en gros caractères le but de mon voyage. L’hôpital psychiatrique de Mondevergues, l’un des plus importants de France par l’étendue du domaine et le nombre de patients.

Au XIX° siècle, sa dénomination officielle, alors beaucoup moins pudique, était celle d’un « asile public d’aliénés ». (…)

« On m’a enfermée avec les folles » : Camille Claudel a passé trente ans à l’asile public d’aliénés de Montdevergues. Plus exactement vingt-huit ans et demi, précédés d’un séjour d’un an et demi dans un établissement comparable, de la région parisienne où elle avait d’abord été internée. « Et voilà pour trente ans ! » avait dit son frère. Le millier de pensionnaires au début de son séjour n’avait pas cessé d’augmenter, « il en arrive tous les jours, on est empilées les unes sur les autres » .(…)

Le musée Rodin organisait une rétrospective en 1991 : ce fut un événement. Comme la plupart des visiteurs je découvrais, La Valse, Les Causeuses, La vague, ces têtes d’enfants ou de petites vieilles, ces bronzes aux patines vert-de-gris, ces terres moulées de sa main exigeantes, toutes ces sculptures si longtemps gardées loin des yeux du public.
Quelques années plus tard, la renommée de Camille, jusque-là frappée d’interdit, parvenait au somment de la popularité, grâce au film de Bruno Nuytten dédié à sa mémoire. Elle triomphait au Festival de Cannes. Son nom était désormais célèbre et il entra en 1989, dans le petit Larousse.(…)

Anne Delbée, dont le roman « Une femme » avait propulsé Camille au rang des best-sellers, était elle-même, une  claudelienne, comme quoi, on peut aimer à la fois, Camille et Paul. Elle admirait le poète, tout n’était donc pas définitif, si caricatural, dans les rapports du frère et de la sœur. (…) Mais comment résoudre l’énigme de la passion Claudel, partagée également entre le frère et la sœur ? Cette passion de l’art et de la poésie qui avait porté le frère à L’Académie et à la Comédie Française ? Et la sœur à l’asile public d’aliénés de Montdevergues ? (…)

Le nombre de visites qu’elle y avait reçues avait été en moyenne d’un par an ! Sa sœur n’y était venue qu’une seule fois, Paul Claudel, une douzaine de fois, accompagné d’un ou de plusieurs de ses enfants. Dans les années vingt, le docteur avait écrit à sa mère pour lui conseiller de reprendre sa fille à la maison, mais celle-ci avait indiqué son refus absolu et horrifié devant cette éventualité : « je n’aurais aucune autorité sur elle et devrais souffrir tout ce qui lui plairait. Jamais je ne consentirai à cet arrangement … Gardez-la, je vous en supplie… Elle a tous les vices. Je ne veux pas la revoir. Elle nous a fait trop de mal…» (…)

La folie de Camille se portait sur un nom : Rodin. L’homme aimé, elle le désignait comme son bourreau. A ses yeux c’était lui qui menait le complot universel dirigé contre elle. A la tête des juifs-francs-maçons, des protestants et autres ennemis acharnés à lui nuire, long et obsédant cortège qu’elle surnommait « la bande à Rodin », c’est lui leur chef, cette « crapule, cette canaille », qu’elle voyait, « le Priapatriarche, l’homme au nez de groin ». Surnoms choisis par Paul Claudel !

Du sculpteur génial, qu’elle avait admiré, il n’était plus question. Elle dénonçait ses manœuvres pour exploiter son travail, tirer parti de son imagination et de son savoir-faire. Elle était persuadée qu’il la jalousait, d’une jalousie de créateur. Elle lui en voulait à mort. Quant à l’amant sensuel dont elle rêvait d’être l’amour unique, il l’avait abandonnée, elle ne pouvait pas le lui pardonner.

Paul Claudel lui donnera raison : « Elle avait tout misé sur Rodin, elle perdit tout avec lui. » (…)

L’une des plus célèbres sculptures de Camille, L’âge mûr,  représente trait pour trait Rodin nu et déjà très vieux, entraîné vers la mort par une vieille femme aux seins pendants, inspirée par Rose Beuret – la vieille maîtresse du sculpteur – qu’elle tenait pour sa principale rivale et que Rodin finirait  par épouser. Camille s’est sculptée elle-même, merveilleusement jeune, à genoux et nue.

Ce bronze, détaché du groupe, on le nomme L’implorante. C’est la figure même de l’abandon. (…)

Au cours de mon travail et plus encore à la sortie de mon livre, j’allais découvrir avec étonnement qui, si tout le monde aimait Camille, beaucoup de gens détestaient Paul. Et plus on aimait Camille, moins on aimait Paul : c’est lui qui aux yeux du public, portait la responsabilité de l’enfermement de sa sœur. Lui que l’on accusait de ne pas lui avoir rendu visite assez souvent à Montdevergues, où il l’avait laissée  croupir, alors qu’il menait la belle vie de diplomates de carrière entre Tokyo, Washington et Rio de Janeiro. Une belle vie pailletée de surcroît de succès au théâtre. Vers la fin de leur existence, tout semblait les opposer : elle vouée au dénuement, à la solitude, à l’oubli. Une petite vieille dans un manteau de mendiante, avec son misérable chapeau cloche. L’écart entre eux, je le reconnais, était caricatural. Comme une lampe attire à elle tout ce qui vole dans ses parages, Paul Claudel, s’attirait les foudres des défenseurs de Camille. (…)

La mort de Camille avait porté un coup fatal à sa réputation de grand poète chrétien. En plein triomphe du Soulier de satin, joué à la Comédie Française, non seulement elle était morte toute seule, à Montdevergues, sans personne de sa famille pour lui tenir la main. Mais elle était morte de faim ! Ce mot cachait une réalité sordide : la malnutrition des malades placés dans les asiles. Pendant la guerre la pénurie alimentaire était sévère ; les hôpitaux et tout particulièrement les hôpitaux psychiatriques furent les premiers à souffrir. Paul Claudel ne l’ignorait pas : il y eut huit cents morts sur les deux mille pensionnaires à la date de la mort de Camille en 1943. Le directeur lui avait annoncé ces chiffres. Enfin dernière flèche, Camille avait eu un enterrement de pauvresse : mise en terre dans une tombe anonyme, portant un simple numéro, puis transférée dans la fosse commune et versée dans l’ossuaire, elle n’avait eu aucune plaque à son nom, pendant longtemps au cimetière de Montfavet. Mémoire effacée. Une stèle, à son souvenir est apparue, une génération après, au cimetière de Villeneuve-sur-Fère, où sont enterrés presque tous les siens.  Paul Claudel, lui, est à part enterré selon sa volonté, dans le parc de son château, aux côtés de son petit-fils. Il avait rédigé sa propre épitaphe : « Ici reposent les cendres et la semence de Paul Claudel. »

Camille Claudel : La Valse

Camille Claudel : La Vague

Camille Claudel : Les Causeuses

Camille Claudel : L’abandon

« Gardez-la, je vous en supplie… Elle a tous les vices. Je ne veux pas la revoir. Elle nous a fait trop de mal… « 

Lettre de Louise-Athanaïse, la mère de Camille Claudel

Camille Claudel : L’implorante

Camille Claudel : L’âge mûr

Les deux longs-métrages consacrés à la vie de Camille Claudel, avec Isabelle Adjani et Juliette Binoche

Le film récent de Jacques Doillon (2017), avec Izïa Higelin dans le rôle de Camille

La stèle au cimetière de Villeneuve-sur-Fère

Extraits d’une lettre de Camille à son frère Paul

Décembre 1893

« Mon cher Paul

Ta dernière lettre m’a fait bien rire, je te remercie de tes floraisons américaines mais j’en ai reçu moi-même toute une bibliothèque, effet de neige, oiseaux qui volent etc… la bêtise anglaise est sans bornes, il n’y a pas de sauvages qui fabriquent de pareilles amulettes.
Je te remercie de l’offre que tu me fais de me prêter de l’argent : cette fois-ci, ce n’est pas de refus car j’ai épuisé les 600 F. de maman. Et voici l’époque de mon terme ; je te prie donc si cela ne te cause aucun dérangement de m’envoyer 150 à 200 F.
J’ai eu dernièrement des malheurs : un mouleur pour se venger a détruit à mon atelier plusieurs choses finies mais je ne veux pas t’attrister.
Les Daudet doivent venir me voir la semaine prochaine avec madame Alphonse Daudet. Ils sont toujours très aimables.
Je ne vois plus souvent Schwob et Pottecher, Matthieu a Disparu.
Je suis toujours attelée à mon groupe de trois. Je vais mettre un arbre penché qui exprimera la destinée ; j’ai beaucoup d’idées nouvelles qui te plairaient énormément, tu serais tout à fait enthousiasmé. Elles rentrent dans ton esprit, voici un croquis de la dernière esquisse (la Confidence). Trois personnages en écoutent un autre derrière un paravent. 

croquis légendé : le bénédicité
des personnages tout petits autour d’une grande table écoutent la prière avant le repas.
croquis légendé :
Le Dimanche
t
rois bonhommes en blouse neuve et pareils juchés sur une très haute charrette partent pour la messe.
croquis légendé :
La Faute
u
ne jeune fille accroupie sur un banc pleure, ses parent la regardent tout étonnés.(…)
Tu vois que ce n’est plus du tout du Rodin, et c’est travaillé je veux faire des petites terres cuites.
Dépêche-toi de revenir pour voir tout ça.

C’est à toi seulement que je confie ces trouvailles, ne les montre pas ! »

Fin de la lettre :

« Plusieurs de mes amis m’ont dit qu’ils allaient acheter Tête d’or.
Tu ne seras pas là pour le vernissage. Je le regrette beaucoup.
Il a fait dernièrement un froid terrible.
J’ai été obligée de faire du feu la nuit.

Je te serre la main,

Camille »

Louise-Rose-Étiennette Gérard, dite Rosemonde Gérard, est née le 5 avril 1866 à Paris où elle est morte le 8 juillet 1953. Elle fut poétesse et comédienne française.

Née de « père et de mère inconnus » comme le précise son acte de naissance. Son père le comte Louis Maurice Gérard (1819-1880), la reconnaît en 1868 et lui lègue sa fortune à sa mort en 1880. Rosemonde est donc la petite fille d’un grand homme tour à tour baron d’Empire, général, maréchal puis ministre de la Guerre et président du Conseil en 1833. Belle, intelligente et fortunée, la jeune fille rencontre Edmond Rostand, alors jeune étudiant. Unis par une commune passion pour la poésie, ils se marient en 1890. Subjuguée par le talent de son époux, elle choisit de sacrifier sa carrière pour servir la gloire de son poète. « Il lui semblait que le temps et l’attention qu’elle vouerait à son œuvre personnelle risqueraient de nuire à celle d’Edmond Rostand. » Maurice Rostand (son fils). Le couple se sépare en 1913. Ecrivant de nouveau, Rosemonde publie L’Arc-en-ciel (1926), qui lui vaut les honneurs de l’Académie française. Elle travaille régulièrement avec son fils Maurice et signe de nombreuses pièces de théâtre. Admirative de son défunt époux, elle lui dédie une biographie en 1935 où elle lui rend un hommage vibrant. 

Dernière chanson 
Rosemonde Gérard – Mis en musique par Franck Berthoux

Il faut bien peu de chose
Pour travailler :
Une plume, une rose,
Un encrier,
Un rêve qui se pose
Sur le papier…
Il faut bien peu de chose
Pour travailler ! 

Il faut bien peu de chose
Pour voyager :
Un ciel, un oiseau rose,
Un oranger,
Un lac où l’on suppose
Qu’il va neiger…
Il faut bien peu de chose
Pour voyager ! 

Il faut bien peu de chose
Pour s’adorer :
Un jour un peu plus rose,
Un soir doré,
Un serment qui se pose
Sur un baiser…
Il faut bien peu de chose
Pour s’adorer ! 

Il faut beaucoup de choses
Pour oublier :
Beaucoup de printemps roses,
Beaucoup d’étés,
Un air qu’on se compose
Un cœur broyé…
Il faut beaucoup de choses
Pour oublier ! 

A suivre…