La Saint Valentin 2021 est bien le meilleur moment pour vous faire partager mon plaisir lorsque j’ai découvert cet ouvrage original, empli d’humanité et tellement bien écrit. En voici donc quelques extraits choisis, tout spécialement dédiée aux amoureux solitaires.

Bonne lecture et bonne écoute.

Benoit

giacometti

Amanda Sthers : Lettre d’amour sans le dire

« Je suis entrée dans le salon de thé… »

Le livre se présente comme une longue lettre écrite au féminin. En voici les tout débuts.


Amanda Sthers : « Lettre d’amour sans le dire », Edition Grasset – 2020

Le dernier roman de cette jeune romancière et scénariste prolifique a remporté le prix France Télévision Roman 2020.


Musique : « Beautiful Japanese Music » | Koto Music & Shakuhachi Music (à retrouver sur Youtube ici)

Je suis entrée dans le salon de thé...

par Amanda Sthers, lu par Benoit | musique : "Koto Music & Shakuhachi Music"

Cher monsieur,

Je vous écris cette lettre car nous n’avons jamais pu nous dire les choses avec des mots. Je ne parlais pas votre langue et maintenant que j’en ai appris les rudiments, vous avez quitté la ville. J’ai commencé les leçons de japonais après notre septième rencontre. […]

C’est le destin qui m’a mise sur votre route, pourtant je le croyais étranger à ma vie. Mon nom est Alice.[…]

Je vous supplie d’accorder de l’attention à ces quelques pages. Elles peuvent vous sembler légères par endroits, graves ou impudiques à d’autres, mais vous comprendrez peu à peu que ma vie en dépend. […]

Je suis entrée dans le salon de thé le 16 octobre de l’an dernier. Je consigne tout dans un carnet, comme une sorte d’almanach qui tient dans ma poche et dessine un rythme à ma vie et au peu d’événements qui la ponctuent. Je me serais souvenue de ce jour sans en avoir rien écrit. Mais je l’ai fait. Sous cette date, il est indiqué le nom du lieu : « Ukiyo » et j’ai glissé la carte de visite du salon de thé pour être certaine de le retrouver. Je sais maintenant que le mot Ukiyo n’existe pas dans mon langage, qu’il veut dire profiter de l’instant, hors du déroulement de la vie, comme une bulle de joie. Il ordonne de savourer le moment, détaché de nos préoccupations à venir et du poids de notre passé. Il était seize heures quand j’ai poussé la porte. Les enfants de l’école voisine jouaient sous la pluie et sautaient dans les flaques tandis que d’autres couraient avec leurs cartables sur le dos. Sur le mien je portais une vie qui endolorissait tout mon être mais je ne le savais pas.[…]

Sans que je ne le demande, [l’hôtesse Kyoko] a posé devant moi un petit plateau sur lequel étaient disposées une théière noire et une tasse bleu ciel fragile qu’elle a remplie à moitié. Elle a précisé que ce thé provenait de Miyazaki, la ville où je vous adresserai ce courrier au matin. Je ne l’ai pas bu tout de suite, je me suis contentée d’observer le liquide qui m’a réchauffée ; un futsumushi sencha aux feuilles d’un vert intense qui donne un breuvage aux couleurs du soleil qu’on regarde à travers les herbes hautes quand on est adolescent et qu’on se couche dans les prés.[…]

Le goût n’est pas aussi limpide et transparent que la robe de ce thé, il a une densité qui ressemble à de la liqueur. Sa saveur ressemble à du miel adouci par un cacao amer. Pardonnez mon extase et mon souci du détail mais il est important que vous compreniez que ce jour-là a transformé ma vie. Pas comme un choc mais plutôt une vague qui s’en revient vers la plage, et s’apprête à repartir à l’assaut de l’océan tout entier.

A suivre…