Charles Baudelaire : Les fenêtres

2 Juin 2020 | Salon de lectures @ voix basse | 2 commentaires

En préfiguration de la lecture-débat « villes utopiques »
Image : Hundertwasserhaus  Vienne


La Hundertwasserhaus est un immeuble viennois de conception inhabituelle, construit entre 1983 et 1985 par la commune de Vienne. C’est l’un des bâtiments les plus visités d’Autriche. Il ne correspond pas aux normes usuelles de l’architecture, notamment concernant les fenêtres conçues par Hundertwasser.


Mes remerciements à Claude Mathieu, comédienne de la Comédie Française, qui a fait récemment ce rapprochement entre le poème de Baudelaire et ce texte de Friedrich Hundertwasser « le droit de fenêtre ». A.B.

Charles Baudelaire             Le spleen de Paris  (1869)

XXXV               LES FENÊTRES

     Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

Friedrich Hundertwasser

 La Dictature des fenêtres et le droit de fenêtre

Les uns prétendent que les maisons se composent de murs. Moi, je dis que les maisons se composent de fenêtres.
Lorsque, dans une rue, des maisons différentes coexistent, avec des types de fenêtres différents, c’est-à-dire des « races » de fenêtres telles une maison Jugendstil aux fenêtres Jugendstil, à côté d’une maison moderne aux austères fenêtres rectangulaires, à côté d’une maison baroque aux fenêtres baroques, personne ne trouve à redire.
Mais si ces trois types font partie d’une même maison, cela est ressenti comme un manquement à la ségrégation raciale des fenêtres. Pourquoi ? Chaque fenêtre a pourtant le droit d’exister pour elle-même.
Le code en vigueur stipule ceci : lorsqu’on mélange les races de fenêtres on contrevient à l’apartheid des fenêtres.
Tout y est : le préjugé racial, la politique raciale, la discrimination raciale, les lois racistes, les barrières raciales et l’effet néfaste de l’apartheid des fenêtres sur l’homme.
L’apartheid des races de fenêtres doit être aboli. Car la répétition de fenêtres toutes semblables, alignées et rigoureusement superposées dans le système de quadrillage, évoque les camps de concentration. Les fenêtres alignées au garde-à-vous sont tristes,  les fenêtres doivent pouvoir danser. Dans les bâtiments neufs des villes satellites et dans les nouveaux bâtiments administratifs, les banques, les hôpitaux, les écoles, le nivellement des fenêtres est insupportable.

L’individu, l’homme unique dont le caractère est toujours différent, se défend passivement et activement contre cette dictature « nivellatrice », suivant sa constitution : par l’alcool et les stupéfiants, en désertant la ville, en devenant maniaque de propreté, dépendant de la télévision, en souffrant de toutes sortes d’ennuis physiques inexplicables, d’allergies, de dépressions qui le poussent au suicide ou à l’agressivité, au vandalisme et au crime.
Un homme doit avoir le droit de se pencher par la fenêtre et de tout transformer, aussi loin que portent ses bras, de sorte qu’on puisse voir depuis la rue : là habite un homme qui se distingue de son voisin, l’homme-esclave standard interné là.

 Ecrit le 22 janvier 1990, Vienne  (texte original en allemand)

© Hundertwasser Archive, Vienne

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2 Commentaires

  1. Anne L

    La Hundertwasserhaus, je l’ai vue lors d’un voyage à Vienne, et elle m’a fait rêver et réfléchir. Visite trop rapide dans une ville dominée par l’image de Sissi….
    Je me souviens de cette toute petite fenêtre dans le coin d’une chambre de la maison de village où je vivais à 18 ans, et devant laquelle je m’arrêtais longtemps pour scruter de petit bout de paysage que le passage furtif d’un oiseau, l’éclat de couleur d’une voiture passant au loin, ou les voix des enfants qui passaient dessous, faisaient vibrer différemment …
    Beau texte de Baudelaire qui me renvoie à toutes les fenêtres ouvertes dans la peinture, à travers les siècles, ouverture sur les villes, la nature, les tranches de vie du dehors, et ce point de vue différent d’entrer dans les vies du dedans .
    Belle introduction à une future lecture débat sur les villes Utopiques, dont le texte d’Underwasser trace les contours d’une réflexion qui ne me semble pas prémonitoire, mais révélatrice de ce qui habite depuis longtemps l’esprit et le désir des « bâtisseurs. »..
    Mais ce n’est que mon point de vue, du côté de ma fenêtre…

    Réponse
  2. Maud

    L’apartheid des races de fenêtres doit être aboli. C’est Tout?
    Texte prémonitoire, qui pourrait être censuré, par qui en ce moment???
    A lire à voix haute aussi, non?

    Réponse

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