Claude Bourgeyx : Les petits outrages

En attendant la réouverture, petite déambulation au musée…

Claude Bourgeyx, est passé maître dans l’art du dérapage. De la plus anodine des réalités, il tire des situations exceptionnelles où surréalisme et fantastique caracolent dans un joyeux bruissement de mots.

Benoit

Les petits outrages, Edition Le Castor Astral, 1984 – Recueil de textes courts non-titrés.

Tableaux :

Pablo Picasso – Portrait de Dora Maar

Vincent Van Gogh – Autoportrait à l’oreille bandée

Les petits outrages - Musée

par Claude Bourgeyx, lu par Benoit

Par quel étrange mimétisme le gardien de cette salle de musée, où étaient accrochées les peintures abstraites, avait-il le visage de Dora Maar tel que Picasso l’avait représenté sur une de ses toiles ? Je ne pouvais détacher mon regard de lui, de son étrange figure dont la symétrie était gracieusement rompue par les deux nez. Ses yeux brûlants comme des étoiles, intelligents et fanatiques, gardaient une inquiétante immobilité. Il était assis sur un tabouret et paraissait ne rien voir, ne rien entendre.

En m’approchant de lui, j’ai remarqué qu’il n’avait pas de profil. Je le voyais toujours de face, que je me place à sa gauche ou à sa droite pour l’examiner. Sa casquette était posée sur ses genoux et il la tenait bien serrée entre ses doigts aux ongles sales. Je suis alors venu plus près, tout près, et j’ai tendu ma main sur son front. L’homme est resté de glace. Comme nous étions seuls dans la salle, j’ai osé le toucher, espérant rompre un charme qui me devenait insupportable. Mes doigts ont alors reconnu, au contact de sa peau, la chaude présence de la peinture, sa douceur feutrée mais aussi sa violence retenue. C’était comme si je palpais une toile mais je savais pourtant que ce n’en était pas une, que je n’avais là, sous la main, qu’un homme, vulnérable et un peu fou, généreux et sans doute lâche.

Je me suis hâté de quitter cet endroit baigné de silence et de lumière. J’ai parcouru de longs couloirs, guidé par les flèches tracées sur le sol et je suis arrivé dans la salle des Van Gogh. Là, le gardien m’a immobilisé par la seule force de son regard. J’ai alors remarqué que son oreille était coupée et qu’il saignait encore.