En complément de notre lecture scénique « le droit d’être un enfant », et en illustration littéraire du droit à une vie privée, voici le quatrième épisode des extraits du roman de Delphine de Vigan « Les enfants sont rois « .

Dix-huit ans après Loft Story qui avait marqué le début d’une nouvelle ère (cf épisode 1), la passion de Mélanie Claux, devenue adulte, s’est porté sur les réseaux sociaux ; elle y expose quotidiennement ses jeunes enfants,​ à des fins lucratives. La petite Kimmy a soudainement disparu (cf épisode 2); la police enquête (cf épisode 3), certains lancent des alertes (cf épisode 4)… 

Les enfants sont rois - épisode 5 : mes filles réclament, elles s'ennuient sinon.

par Delphine de Vigan - lu par Benoit | musique : Hunza (handpan solo)

La police interroge le gestionnaire d’une ‘chaine YouTube’ concurrente.

– Je me nomme Fabrice Perret. […]

Je gère la chaîne Minibus Team.

Bien sûr que je suis au courant, on ne parle plus que de ça.

Les filles, elles ont peur dans la rue maintenant. Surtout ma petite, elle est terrorisée à l’idée d’être kidnappée. Mais pour moi, il n’y a pas de fumée sans feu. […]

Je trouve ça triste pour la gamine, ce qui leur arrive. Très triste. Vous savez, Mélanie Claux, elle s’est fait beaucoup d’ennemis. On a dû vous parler de quelques échanges un peu musclés qu’on a eus, elle et moi, j’imagine que c’est pour ça que je suis là, mais croyez-moi, il y a beaucoup de gens qui trouvent qu’elle va trop loin. Et en plus, elle se permet de donner des leçons. Elle prétend qu’elle s’est inspirée des chaînes américaines. En fait, dès le départ, elle a pompé sur moi. En France, sans me vanter, c’était moi le premier. Vous pouvez vérifier. Mélanie Claux, elle n’a rien inventé. Tous les défis, tous les jeux, toutes les idées, vous savez ou elle les trouve? Chez Minibus Team ! Moi je regarde ce qui se fait aux USA, c’est vrai, mais j’adapte, j’améliore, j’invente ! EIIe, elle pique à droite ou à gauche, surtout chez moi, et elle fart pareil. […] Moi, Je surs parti de rien. Au début, je les ai achetés moi-même, les produits. J’ai investi. Ensuite, les marques mont contacté. Mélanie Claux, elle a commencé en mode faux cul, genre « je filme ma petite fille qui chante une comptine, je ne suis pas du tout là pour faire du business », mais très vite l’objectif s’est précisé. […]

Mélanie Claux, elle l’a toujours joué en solo. Depuis le début. Elle s’en fout des autres, elle n’a pas de morale, tout ce qu’elle veut c’est gagner de l’argent. Vous avez vu la baraque qu’ils se font construire? Ah! Elle vous en a pas parlé? Et tous les produits dérivés, là, les agendas, les cahiers, bientôt vous allez voir qu’elle va lancer sa marque de vêtements pour enfants et de cosmétiques pour mamans. Je suis prêt à prendre les paris. […]

Mais vous avez vu combien de vidéos elle tourne par semaine? Et le style de capsules qu’elle poste maintenant ? Moi je peux vous dire que ça prend un max de temps: il faut répéter, recommencer… y a du décor, de la mise en scène, ses mômes ils sont sur le pont comme tous les autres. Et alors ? Pourquoi pas l’admettre? Moi, mes filles, elles adorent ça. C’est elles qui réclament. Elles s’ennuient sinon. Mais quand Mélanie Claux se permet d’insinuer que moi je tourne plus qu’elle, que je ne respecte pas les temps de repos de mes filles ou que je dépense tout leur fric… ça me rend fou.

– Elle a dit ca ?

– Elle ne cite jamais notre nom. Elle est plus maligne que ça. Vous l’avez vue, la vidéo de Sammy où il prend la défense de sa mère pour expliquer qu’il n’est pas exploité ? On dirait un otage ! Pauvre môme … Je vous dis pas ce qu’il s’est pris comme insultes sur les réseaux sociaux : fils à maman, p’tit pédé, fayot de première et je vous passe les pires.

– Aujourd’hui, la chaîne Happy Récré vous a largement dépassés, comment expliquez-vous ça ?

– Je viens de vous le dire, elle pompe sur tout le monde. Franchement, moi je ne les envie pas. C’est vrai, mes filles, elles ont pris cher quand Kim et Sam nous ont doublés. Jusque-là, elles étaient les reines. Elles étaient fières d’être les premières. C’est normal. Alors forcément, elles ont eu un bon coup de bambou. Surtout Mélys, la petite, j’ai bien cru qu’elle allait me faire une dépression. Elle ne comprenait pas pourquoi les gens préféraient Kim et Sam. Elle avait l’impression que plus personne ne les aimait. Je leur ai expliqué. L’important ce n’est pas d’être les premiers. L’important, c’est tous ces enfants qui nous regardent toujours et qu’ils comptent sur nous. Car la roue tourne, n’est-ce pas? Alors oui, Mélanie Claux nous a dépassés, je peux pas dire le contraire. Mais à l’heure actuelle, sans me vanter, je préfère être à ma place qu’à la sienne.

Les enfants sont rois - épisode 5 : de loin, les parents ne voient pas le mal...

par Delphine de Vigan - lu par Benoit | musique : Hunza (handpan solo)

Un collègue de l’enquêtrice raconte…

– Mes filles, elles sont fans de Happy Récré. Et de Mélanie ! Elles en sont dingues ! Toutes les deux ! Apparemment, ça fait un moment que ça dure, parce qu’elles m’ont fait un résumé de tout ce qui s’est passé dans la famille au cours des deux dernières années. Je suis à deux doigts de les convoquer pour une audition. Ma petite elle adore Kimmy, tandis que mon aînée préfère Sammy, Depuis qu’elle a son portable, la grande s’est également abonnée à Mélanie Dream sur Instagram. Elle est fascinée. Elle la trouve « trop belle, trop gentille, on dirait une fée », je cite. Bref, elles regardent ce truc en boucle depuis des mois, sans que ni moi ni ma femme ne nous en soyons rendu compte. On a dû voir ça de loin, la musique sympa, les gamins en train de jouer, on ne s’est pas méfiés. Tant qu’elles ne regardent pas du porno, tu sais, on se dit que tout va bien. On n’a pas pensé une seconde à la quantité de pubs qu’elles se sont bouffé l’air de pas y toucher… Tu sais, je suis sûr que c’est la même chose pour la plupart des parents. De loin, ils ne voient pas le mal. Leurs mômes regardent d’autres mômes en train de jouer, au pire c’est un peu cucul mais ça ne présente pas de danger. Mais maintenant que j’ai lu ta note, je t’avoue que je suis un peu plus inquiet. Je comprends mieux pourquoi ma petite m’a fait une véritable crise l’autre jour chez Carrefour pour acheter des figurines Disney qui venaient à peine de sortir. Et sa passion soudaine pour les biscuits Oreo. […]

Il n’y a même pas un mois, ma fille aînée m’a demandé pourquoi nous, nous n’allions pas dans des parcs d’attractions. Sous-entendu: nous, pauvres âmes sans divertissement, indigentes et désœuvrées.

On peut faire fortune sur les réseaux sociaux, même si la concurrence est rude et le succès éphémère, même si on doit y sacrifier une partie de sa vie privée et de celle de ses enfants.

Qu’en restera-t-il sur ces enfants, ‘influenceurs’ malgré eux dans leur jeune âge? Que deviendront-ils à l’âge adulte ?

A suivre dans le prochain épisode