Jean Misère

Eugène Pottier – Franck Berthoux

 Décharné, de haillons vêtu,
Fou de fièvre, au coin d’une impasse,
Jean Misère s’est abattu.
“Douleur, dit-il, n’es-tu pas lasse ?”

Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?

 Pas un astre et pas un ami.
La place est déserte et perdue.
S’il faisait sec, j’aurais dormi,
Il pleut de la neige fondue.

Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?

 Est-ce la fin, mon vieux pavé ?
Tu vois : ni gîte, ni pitance,
Ah ! la poche au fiel a crevé;
Je voudrais vomir l’existence.

Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?

 Je fus bon ouvrier tailleur.
Vieux, que suis-je ? Une loque immonde.
C’est l’histoire du travailleur,
Depuis que notre monde est monde.

Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?

 Maigre salaire et nul repos,
Il faut qu’on s’y fasse ou qu’on crève,
Bonnets carrés et chassepots
Ne se mettent jamais en grève.

Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?

 Malheur. Ils nous font la leçon,
Ils prêchent l’ordre et la famille ;
Leur guerre a tué mon garçon,
Leur luxe a débauché ma fille.

Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?

 De ces détrousseurs inhumains,
L’église bénit les sacoches ;
Et leur bon Dieu nous tient les mains
Pendant qu’on fouille dans nos poches.

Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais

 Un jour, le ciel s’est éclairé,
Le soleil a lui dans mon bouge ;
J’ai pris l’arme d’un fédéré
Et j’ai suivi le drapeau rouge.

Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?

 Mais, par mille on nous coucha bas ;
C’était sinistre au clair de lune ;
Quand on m’a retiré du tas
J’ai crié : Vive la Commune.

Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?

 A la morgue on coucha son corps,
Et tous les jours, dalles de pierres,
Vous étalez de nouveaux morts :
Les otages de la misère !

Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?

Franck Berthoux : chant, guitare
Roseline Dauban : flûte traversière
Rémi Dauban : clarinette basse
Anne Berthoux, Danièle Polge, Patrick Mocati : chœur
Enregistrement : juillet 1978

Chanson composée par Eugène pottier en 1872 alors qu’il était exilé aux Etats Unis, puis publiée en 1884 dans Chants et poésies socialistes et révolutionnaires.

Eugène Pottier (1816-1887)

Le destin prodigieux de L’Internationale a rejeté dans l’ombre l’œuvre et la vie son auteur. or Eugène Pottier est peut-être le chansonnier socialiste le plus important du XIXe siècle.
Après une période d’inspiration épicurienne, où prévaut l’influence de Béranger, il s’oriente vers la chanson ouvrière. Ses textes reflètent largement les étapes de sa vie militante : il est babouviste, puis, après 1848, fouriériste ; ces influences idéologiques n’éclipsent cependant pas totalement la veine épicurienne première. Ne pouvant vivre de la vente de ses œuvres, publiées sur des feuilles volantes, dans des fascicules ou des journaux, Pottier n’abandonne jamais son métier de dessinateur sur étoffes.
En 1871, il est élu membre de la Commune de Paris et fait partie de la commission des Services ainsi que de la Fédération des artistes. Réfugié aux États-Unis après la Semaine sanglante, il célèbre alors le souvenir d’une expérience qui le marque pour le reste de ses jours. L’orientation résolument socialiste, mais surtout le souffle épique qui anime ses meilleures chansons confèrent à la production de cette période une force que Jules Vallès compare à celle des Châtiments de Victor Hugo (En avant la classe ouvrière et Jean Misère, 1880 ; L’Insurgé, 1884 ; La Question sociale, 1885 ; Elle n’est pas morte, 1886). Pourtant la renommée ne l’atteindra qu’à la veille de sa mort, grâce à un recueil, Quel est le fou (1884), publié avec l’aide financière du chansonnier Gustave Nadaud.
Malgré ses faiblesses, L’Internationale, écrite par Pottier en juin 1871 à Paris, est l’un de ses textes les plus riches du point de vue idéologique. Parce qu’« elle offre cet avantage qu’elle condense en six couplets les conceptions essentielles du prolétariat socialiste » (A. Zévaès) et qu’elle est portée par une musique (composée par un ouvrier tourneur belge, Pierre Degeyter, en 1888) parfaitement adaptée aux nécessités d’un chant de combat, L’Internationale devint, en moins de trente ans, l’hymne du mouvement socialiste international.

source : Encyclopédie Universalis Jean-Claude Klein