Une bouffée d’air frais pour les heures les plus chaudes de  ce mois d’août, voici cinq textes de Jules Renard qui nous sont envoyés par Jean-Jacques, un de nos adhérents et animateur de nos lectures-débats. Depuis des années, Jean-Jacques est aussi animateur des « ateliers mémoire » dans notre département du 06. Il nous explique son choix :

Pourquoi ce choix ? Au départ, un souci utilitaire. Je fais évoluer le contenu des ateliers mémoire, aussi je suis à la recherche de textes significatifs, parfois en lien direct avec la mémoire mais pas obligatoirement, c’est-à-dire riches de sens pour un public très varié, où des personnes qui ont fait des études côtoient des personnes qui en ont fait peu ou pas du tout, en ont gardé un mauvais souvenir, d’autres aussi qui veulent se cultiver en mettant à profit leur retraite. Mais, c’est tout à fait par hasard que je suis tombé sur les « Histoires naturelles », avec un vieil exemplaire fatigué des éditions J’ai lu, datant des années 60, qui dormait dans ma bibliothèque. Ce qui m’a séduit c’est la simplicité, la spontanéité, la vivacité de l’écriture, et surtout le sens de l’observation que possède Jules Renard, injustement oublié aujourd’hui, ou réduit à « Poil de carotte », alors que son « Journal » est tout à fait remarquable.

Déjà son texte introductif, chasseur d’images, est un manifeste sur l’acuité de l’observation de la vie dans la nature (senteurs, bruits, couleurs, paysages…) pour qui sait regarder. Le texte sur les hirondelles, avec le parallèle sur l’écriture est particulièrement bien rendu (vol, mouvement)… Les autres textes plus brefs condensent et fixent une impression, celle de la vie où perce une pointe d’humour. La Fontaine n’est pas loin… Cf. « la fourmi et le perdreau ».


Et si vous voulez en savoir plus sur les ateliers mémoire, adressez-nous une demande que nous transmettrons avec plaisir à Jean-Jacques.

Jean-Jacques

LE CHASSEUR D’IMAGES

Il saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net, son cœur pur, son corps léger comme un vêtement d’été. Il n’emporte point de provisions. Il boira l’air frais en route et reniflera les odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et se contente d’ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles- mêmes.

La première qu’il fait captive est celle du chemin qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières, veines crevées, entre deux haies riches de prunelles et de mûres.

Il prend ensuite l’image de la rivière. Elle blanchit aux coudes et dort sous la caresse des saules. Elle miroite quand un poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d’argent, et, dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.

Il lève l’image des blés mobiles, des luzernes appétissantes et des prairies ourlées de ruisseaux. Il saisit au passage le vol d’une alouette ou d’un chardonneret.

Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur, et, pour qu’il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures des feuilles.

Bientôt, vibrant jusqu’au malaise, il perçoit trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin les paysans mouleurs regagnant le village.

Dehors, il fixe un moment, au point que son œil éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur l’horizon ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.

Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s’endormir, il se plaît à compter ses images.

Dociles, elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d’elles en éveille une autre, et sans cesse leur troupe phosphorescente s’accroît de nouvelles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées tout le jour chantent le soir, à l’abri du danger, et se rappellent aux creux des sillons.

Histoires naturelles (1896).

LES HIRONDELLES I

Elles me donnent ma leçon de chaque jour. Elles pointillent l’air de petits cris. Elles tracent une raie droite, posent une virgule au bout, et, brusquement, vont à la ligne.
Elles mettent entre folles parenthèses la maison où j’habite.
Trop vives pour que la pièce d’eau du jardin prenne copie de leur vol, elles montent de la cave au grenier.
D’une plume d’aile légère, elles bouclent d’inimitables parafes.
Puis, deux à deux, en accolade, elles se joignent, se mêlent, et, sur le bleu du ciel, elles font tache d’encre.

Mais l’œil d’un ami peut seul les suivre, et si vous savez le grec et le latin, moi je sais lire l’hébreu que décrivent dans l’air les hirondelles de cheminée.

LE PINSON. – Je trouve l’hirondelle stupide : elle croit qu’une cheminée, c’est un arbre.

LA CHAUVE-SOURIS. – Et on a beau dire, de nous deux c’est elle qui vole le plus mal : en plein jour, elle ne fait que se tromper de chemin ; si elle volait la nuit, comme moi, elle se tuerait à chaque instant.

II

Une douzaine d’hirondelles à cul blanc se croisent sous mes yeux avec une ardeur inquiète et silencieuse, en un espace limité comme une volière. C’est à mon nez un tissage rapide d’ouvrières pressées par le temps.
Que cherchent-elles éperdues, dans l’air criblé de leur vol ? Demandent-elles un refuge ? Ont-elles quelque adieu à me dire ? Immobile, je sens la fraîcheur des souffles légers, et je crains, j’espère une rencontre où deux de ces folles se briseraient. Mais, d’une adresse qui décourage, elles disparaissent tout à coup sans un choc.

 

Musique : C. Debussy

LA CAGE SANS OISEAUX

Félix ne comprend pas qu’on tienne des oiseaux prisonniers dans une cage.
– De même, dit-il, que c’est un crime de cueillir une fleur, et, personnellement, je ne veux la respirer que sur sa tige, de même les oiseaux sont faits pour voler.

Cependant il achète une cage ; il l’accroche à sa fenêtre. Il y dépose un nid d’ouate, une soucoupe de graines, une tasse d’eau pure et renouvelable. Il y suspend une balançoire et une petite glace.
Et comme on l’interroge avec surprise :
– Je me félicite de ma générosité, dit-il, chaque fois que je regarde cette cage. Je pourrais y mettre un oiseau et je la laisse vide. Si je voulais, telle grive brune, tel bouvreuil pimpant, qui sautille, ou tel autre de nos petits oiseaux variés serait esclave. Mais grâce à moi, l’un d’eux au moins reste libre. C’est toujours ça.

 

LES COQUELICOTS

Ils éclatent dans le blé, comme une armée de petits soldats ; mais d’un bien plus beau rouge, ils sont inoffensifs.
Leur épée, c’est un épi.
C’est le vent qui les fait courir, et chaque coquelicot s’attarde, quand il veut, au bord du sillon, avec le bleuet, sa payse.

LA VIGNE

Tous ses ceps, l’échalas droit, sont au port d’armes.
Qu’attendent-ils ? le raisin ne sortira pas encore cette année, et les feuilles de vigne ne servent plus qu’aux statues.

LE PAPILLON

Ce billet doux plié en deux cherche une adresse de fleur.

LA GUEPE

Elle finira pourtant par s’abîmer la taille !

LA DEMOISELLE

D’un bord à l’autre de la rivière, elle ne fait que tremper dans l’eau fraîche ses yeux gonflés.
Et elle grésille, comme si elle volait à l’électricité.

LA FOURMI ET LE PERDREAU

Une fourmi tombe dans une ornière où il a plu et elle va se noyer, quand un perdreau, qui buvait, la pince du bec et la sauve.

– Je vous le revaudrai, dit la fourmi.

– Nous ne sommes plus, répond le perdreau sceptique, au temps de La Fontaine. Non que je doute de votre gratitude, mais comment piqueriez-vous au talon le chasseur prêt à me tuer ! Les chasseurs aujourd’hui ne marchent point pieds nus.

La fourmi ne perd pas sa peine à discuter et elle se hâte de rejoindre ses sœurs qui suivent toutes le même chemin, semblables à des perles noires qu’on enfile.

Or, le chasseur n’est pas loin.

Il se reposait, sur le flanc, à l’ombre d’un arbre. Il aperçoit le perdreau piétant et picotant à travers le chaume. Il se dresse et veut tirer, mais il a des fourmis dans le bras droit. Il ne peut lever son arme. Le bras retombe inerte et le perdreau n’attend pas qu’il se dégourdisse.