Encore un petit air de vacances avec ce texte qui a « failli être lu » à l’occasion de la lecture scénique « Vous voulez rire ? » lors du festival de Valbonne Ruez-vous ! le 10 juillet 2022.

Il est extrait des textes de l’émission de France Inter édités en 2007. Celui-ci est d’Emmanuel Brouillard.

(Des papous dans la tête, Françoise Treussard Ed Points Seuil 2007)

Je suis aux trois quarts vide. Hier, quand elle a mis en marche la radio, j’ai cru que cette bavarde impénitente (elle cause elle cause c’est tout ce qu’elle sait faire !) m’adressait enfin la parole après des mois d’insolence. « Le niveau baisse ! » ai-je entendu. « Ah, tu as remarqué ? » allais-je lui répondre tout émoustillé quand j’ai compris que ce n’était pas à moi qu’elle s’adressait ; c’était à un parent d’élève qui se plaignait du déclin de l’ins­titution scolaire. La radio et moi, on a beau voisiner sur la même tablette depuis que je suis arrivé, on ne se supporte pas ; elle prend mon silence pour du mépris, et moi, sa cacophonie me vrille le goulot.

Mon niveau baisse. Que fera-t-elle de moi quand je serai vide ? Un jour, elle m’a laissé tomber, j’ai glissé de ses mains savonneuses, et je me suis dit : « ça y est, elle me laisse tomber » ; heureusement ! elle m’a rattrapé juste avant que je ne m’écrase sur le carrelage. Pendant la chute, j’ai revu toute ma vie défiler, je parle de ma vie avec elle, parce que avant (le remplissage, le stockage, la mise en vente – oui, on nous vend comme de vulgaires esclaves! ) ça n’avait pas beaucoup de charme. J’ai revu l’instant où elle m’avait choisi parmi des centaines d’autres aux Galeries Lafayette : c’était au printemps, presque un an déjà ! J’ai revu mon installation (qui valait mieux que mon instillation !) dans sa salle de bains sur le rebord du lavabo, près de ces autres flacons minables de chez Guerlain et Balenciaga. Et ça vous a des noms pompeux et des formes alambiquées pour se faire remarquer ! Et des fragrances d’un vulgaire ! Est-ce que je me fais appeler «Shalimar» ou « Rumba », moi ? Non : « N° 5 », bien plus sobrement. J’ai un nom carré, j’ai une forme carrée. Je n’arbore pas de ces vocables british, style Fahrenheit, d’outre-Channel.

J’aime quand elle me promène sur son corps, qu’elle me glisse entre ses seins, qu’elle caresse sa peau ferme et laiteuse avec mon goulot et qu’elle me laisse me répandre sur elle.

J’adore ses aisselles, ses cuisses, ses oreilles, son cou, enfin tous les centimètres carrés d’elle qu’elle me présente. Et surtout j’aime son odeur. Je l’aime presque autant que la mienne. Et pourtant, il lui arrive de m’être infidèle, de me tromper avec cette horrible Shalimar à l’odeur détestable. Parfois, pendant une semaine entière, elle fait comme si je n’existais pas et se livre à ses cochonneries devant moi, en toute perversité. Comment peut-elle être aussi cruelle ? Nous avons beau être des objets inanimés, nous n’en avons pas moins une âme !

Mon niveau baisse. Que va-t-il m’arriver ? Vide, fera-t-elle fi de moi ? Ne peut-elle pas comprendre ceci : je l’aimais à ras bord, aurais-je fait fi d’elle ? Je l’aimais à ras bord, ah ! qu’aurais-je fait vide ? Avant-hier, elle a ramené un homme à la maison ; ça lui arrive de temps en temps ; je ne vois pas quel charme elle peut leur trouver ; en général ils ne sentent pas bon, ou alors ils empestent une eau de toilette encore plus vulgaire que les deux pécores avec lesquelles elle me fait cohabiter. Le spectacle qu’ils m’offrent quand ils débarquent le matin, hagards, dans sa salle de bains est affligeant, mais je ne peux pas me retourner, je dois donc le subir. Pourtant, je leur dois ceci : juste avant leur arrivée, elle se met nue pour moi et après s’être baignée, me promène longuement sur son corps dont elle me laisse entrevoir les charmes les plus secrets.

Cette séance spéciale dont j’attends impatiemment le renouvellement compense largement le désagrément qu’occasionne leur présence.

Mon niveau baisse. Que fera-t-elle de moi ?

Quelques images de la lecture de Valbonne…