Jean-Marie Gustave Le Clézio est écrivain. En 2008 il recevait le prix Nobel de Littérature. Dans cette lettre il fait le vœu d’une société dans laquelle les femmes ne seront plus victimes de la violence des hommes. 

Cette lettre adressée à Itzi, sa petite fille qui vient de naître, est une évocation de la condition des femmes dans les années passées et qu’il espère voir enfin changée quand cette jeune fille, sera devenue adulte en 2040.

Il fait référence à la fin de sa lettre à la peintre Artemisia Gentileschi, victime d’un viol à 16 ans et qui  a dû subir un abominable procès fort humiliant. Elle est connue pour ce portrait de la scène mythique de Judith et Holopherne : dans ce tableau, l’artiste prête ses propres traits à Judith et ceux de son violeur Agostino Tassi à Holopherne dont elle se venge symboliquement sur cette toile.

Lettre à Itzi

par Jean-Marie Gustave Le Clézio lue par Anne | France inter Lettres d’intérieur du 27 mars 2020

Je vais essayer de te dire comment c’était d’être une femme quand j’avais vingt ans…

Nice, le 27 mars 2020 Pour Itzi, qui aura vingt ans en 2040,

Je vais essayer de te dire comment c’était d’être une femme quand j’avais vingt ans.

Tomber enceinte en dehors du mariage, à cette époque, c’était entrer dans un cauchemar. La contraception n’existait pas vraiment, pour une fille il était absolument impensable d’entrer dans une pharmacie et de demander des préservatifs. Elle pouvait (avec l’accord de ses parents) se faire placer un stérilet, mais quels parents auraient accepté cette honte? Il existait, en revanche – et tout le monde le savait, même si personne n’en parlait ouvertement, des spécialistes, des faiseuses d’anges (c’était le joli surnom sinistre que ces femmes portaient).

Être une femme libre de son corps à cette époque était très compliqué. Mais il y avait beaucoup d’autres problèmes. Je ne vais pas te parler des brutalités que les hommes faisaient parfois subir aux filles – en toute impunité, parce que, sous la pression morale des familles, il était impensable qu’une fille portât plainte pour des attouchements ou viol. Je me contenterai de mentionner le climat d’extrême prédation qui régnait à peu près partout, par exemple a la Fac de Lettres, où un des profs (un docteur en littérature américaine) s’attaquait systématiquement a toutes les étudiantes, les convoquant dans son bureau sans témoins pour essayer d’obtenir, en échange d’une bonne note aux examens, des faveurs qu’elles essayaient de refuser. Cet homme était une des stars de l’Université, bardé de décorations et encensé par l’Académie. C’était aussi un salopard, mais personne n’en  parlait. Apprendre à être une femme, en ce temps la, c’était apprendre à vivre dangereusement. En silence. Pourtant, l’amour existait, et dans l’innocence et l’expérience, la violence de la vie trouvait bien sa rédemption.

À l’heure où je t’écris cette lettre – alors que tu commences à peine à vivre – les femmes ont décidé de ne plus se soumettre à la violence de certains hommes. Elles ont décidé de se battre, de faire savoir, de résister. Tu devras les admirer pour cela, et opposer un sarcasme à la prétendue indignation de tous ceux qui veulent voir dans ce combat un ressaut de puritanisme et une moralisation militante, voire une manœuvre pour prendre le pouvoir. Ce combat n’est pas facile : l’on discute beaucoup sur la différence qu’il y aurait entre l’artiste et la vie. L’art aurait le privilège de se situer dans les limbes, au-dessus de toute morale. Par son talent, l’artiste transcenderait les turpitudes de sa conduite réelle.

J’espère que dans le temps où tu vivras, loin de moi, loin de notre époque un peu folle, on ne se posera plus cette question – et que seront définitivement renvoyés dans la nuit des mythes la Barbe-Bleue, et Agostino Tassi, l’agresseur d’Artémisia Gentileschi – et bien sûr, Matzneff et Polanski.

J.M.G. Le Clézio