Henri Gougaud « le roman de Louise » Albin Michel Mai 2014

Nom : Louise Demahis-Michel. Elle naît en mai 1830 dans la Haute-Marne, à Vroncourt, vaste et massive maison forte autrement nommée le Tombeau. Sa mère Marianne Michel, y est depuis toujours servante. Son père, lui-dit-on est le fils du château. Louise, donc, est une bâtarde. En ce temps-là, dans nos campagnes, c’est pire qu’une infirmité, c’est un début d’un mélodrame. La pécheresse, le front bas, le fruit de ses amours coupables emmitouflé dans ses haillons, aurait dû quitter la demeure sous le regard tempétueux du chef de famille outragé. Mais non, dans cette maison-là c’est le séducteur qui s’efface.

Le vague Laurent Demahis va chercher une épouse ailleurs. Marianne et la petite Louise restent toutes deux au château auprès du vigoureux grand-père Demahis et de sa très discrète épouse. Voilà qui n’est guère commun. Il semble qu’à Vroncourt errent, parmi les êtres, de ces brumes fantomatiques qui rongent les cœurs, en secret.

Le Tombeau. Les gens du village ont toujours appelé ainsi la rébarbative bâtisse. Que savent-ils de son histoire ? Peut-être presque tout, sans doute, rien de sûr. La vie, apparemment, y est pourtant paisible, joyeuse, tendre, heureuse enfin. Louise le dit dans ses Mémoires. Son grand-père y est pour beaucoup. […]

Chaque soir on se tient en famille devant la haute cheminée. Ses flamboiements n’éclairent guère que les dalles alentour du feu. La face illuminée par les lueurs dansantes, Louise lit un ouvrage emprunté au fouillis de l’ancestrale bibliothèque. Joséphine et Nanette, deux filles du village amies de la maison se pelotonnent au plus près d’elle.

Grand-mère au bord de l’ombre écrit Dieu seul sait quoi dans le cahier secret à couverture rouge où elle tient le journal quotidien de sa vie. Marianne, jeune mère au regard tendre et bleu, fredonne en reprisant des bas. Elle sert ici depuis l’enfance, elle est presque de la famille. Grand-père Demahis, érudit débonnaire et hobereau désargenté, règne sur cette maisonnée. Il est d’une lignée de nobles gens de robe mais la Révolution a terni son blason, ce dont il sourit volontiers. L’Ancien Régime est oublié. Voltaire est son maître à penser, il s’affirme républicain et quand sa grosse main se pose sur les cheveux de la petite assise au pied de son fauteuil, dans le regard qui la contemple brille un amour de vieux soleil.

 

1855  Premiers jours de septembre.

La fille en noir, aux idées rouges découvre enfin Paris, à peine intimidée, ivre de cohue, de poussière, les yeux partout parmi les gens qui la bousculent sans la voir. 14 Rue du château d’Eau, c’est l’adresse où elle doit se rendre. La bonne Mme Voilier dirige là,  l’institution de jeunes filles qui attend ce matin Mlle Michel, la maîtresse encore inconnue arrivée de son pays vert. 

De sa vie elle n’a encore jamais vu tant de fiacres, tant de boutiques, tant de façades, de visages, mais aussi et c’est surprenant, tant de ruelles démolies, de murs troués, de palissades, de pyramides de gravats, d’espaces désolés plantés de bouts de ruines. C’est que Napoléon et le baron Haussmann, son préfet de la Seine, font leur révolution urbaine. Paris sort de son Moyen-Âge. On rase les quartiers rescapés du vieux temps, les labyrinthes des venelles, les infréquentables taudis pourtant fréquentés à ras bord. […] 

La ville que Louise découvre est un chantier tonitruant. Elle avait entendu parler de ses grands bouleversements, dans son village aux jours si lents. On détruit, on construit partout, surtout des immeubles bourgeois, et donc les loyers vont grimper. Elle le sait bien. Elle s’en inquiète.  Chez le préfet, c’est ce qu’on veut. Haussmann l’a dit en toutes lettres : « Il nous faut défendre Paris contre l’invasion malvenue des ouvriers de la province. »[…]

Il est vrai que l’on y rencontre que du bas peuple et des taudis. L’industrie a besoin de serfs. On travaille jusqu’à dix-sept heures par jour, hommes, femmes, marmots dès l’âge de six ans. La retraite ? On n’en rêve pas. Pourquoi ? C’est simple. On ne sait pas ce que ce mot signifie. On reste attelé à l’ouvrage de la petite enfance à la mort de fatigue. Friedrich Engels écrit : « On croirait se trouver au milieu d’une armée de retour de campagne ». Autant dire d’estropiés. […]

Jules de Goncourt, Montmartre, 1855