Tout au long de ce mois d’avril 2021, je vous propose des textes de Patrick Süskind,  cet allemand auteur de romans et de nouvelles qui ont emballé mon imaginaire de jeune adulte. Partagerez-vous toujours mon plaisir avec ce troisième épisode ?

giacometti

Patrick Süskind 

Patrick Süskind est surtout connu pour son premier roman « Le Parfum », écrit à l’âge de 36 ans, en 1985. Mais sa pièce de théâtre « La Contrebasse » précède de 4 ans ce premier roman à succès.

Il a finalement assez peu publié (principalement « Le Pigeon ») et a aussi travaillé comme scénariste, en particulier pour des adaptations de ses œuvres au cinéma. 

 

Patrick Süskind excelle dans la description minutieuse des lieux (Paris au XVII° siècle dans « Le Parfum »), des événements, et des états d’âmes des personnages, apparemment ordinaires et dont la fragilité (« La Contrebasse »), voire la folie pure et simple (« Le Parfum », « Le Pigeon »), apparaît peu à peu.

Benoit

La Contrebasse (extraits)

A l’origine, il s’agit d’une pièce de théatre à un personnage, créée à Munich en 1981. Le texte a ensuite été publié en 1984 et traduit en plusieurs langues.

« La Contrebasse » est constituée d’un long monologue formulé par un contrebassiste professionnel ; le musicien se livre progressivement et dévoile peu à peu ses sentiments profonds et sa véritable personnalité. Un beau travail d’écriture. Un texte tout à la fois drôle et tragique qui ne peut laisser indifférent…


Patrick Süskind : « La Contrebasse », Editions Diogenes Verlag AG – 1984 (et Le livre de Poche)

En France, Jacques Villeret a interprété cette pièce avec grand succès en 1991 au théâtre Hébertot puis au théâtre de la Gaîté-Montparnasse, à Paris.

La pièce a été jouée par de nombreux artistes dans différents pays.

La Contrebasse : la face cachée de la lune de miel

par Patrick Süskind, lu par Benoit | musique : Melancholia Philippe Hersant par Marie Van Wynsberge (extraits)

Je connais un type qui a eu une liaison avec une chanteuse pendant un an et demi, mais c’était un violoncelliste. Il faut dire qu’un violoncelle c’est moins encombrant qu’une basse. Cela ne prend pas autant de place, entre deux êtres qui s’aiment. Ou qui voudraient s’aimer. […] Et pourtant, je peux vous dire que ce type s’est fait complètement bouffer par sa chanteuse. Il a fallu qu’il apprenne le piano pour l’accompagner. C’est elle qui l’a exigé, ni plus, ni moins ; et lui, uniquement parce qu’il l’aimait… en tout cas ça n’a pas traîné, il s’est retrouvé répétiteur attitré de la femme qu’il aimait. Un répétiteur lamentable du reste. Quand ils travaillaient ensemble, elle l’écrasait complètement. Elle l’humiliait littéralement ; c’est ça, la face cachée de la lune de miel. Avec ça, côté violoncelle c’était un bien meilleur virtuose qu’elle, avec sa voix de mezzo ; bien meilleur, aucune comparaison. Mais il fallait absolument qu’il l’accompagne, c’est lui qui voulait absolument jouer avec elle. Et, pour violoncelle et soprano, il y a peu de choses. Très peu. Presque aussi peu que pour soprano et contrebasse.

La Contrebasse : la solitude du contrebassiste

par Patrick Süskind, lu par Benoit | musique : Melancholia Philippe Hersant par Marie Van Wynsberge (extraits)

Vous savez, je suis souvent très seul. Je reste le plus souvent seul chez moi, quand je ne travaille pas ; j’écoute quelques disques ; je travaille de temps en temps mes partitions, ça ne m’amuse pas, c’est toujours la même chose. Ce soir nous avons la grande première de L’Or du Rhin, sous la direction de Carlo Maria Guilini, et le Premier Ministre sera assis au premier rang ; rien que le dessus du panier, les billets coûtent jusqu’à trois cent cinquante marks, c’est dingue. Mais moi, je m’en fiche. D’ailleurs je ne répète pas. On est huit, dans L’Or du Rhin, alors qu’est-ce que ça fiche, ce que tel ou tel peut jouer ? Si le chef de pupitre se débrouille à peu près, les autres emboîtent le pas… […] Normalement, on a répétition de dix heures à une heure, et puis on joue le soir de sept à dix. Le reste du temps, je suis chez moi, dans cette pièce insonorisée. Je bois quelques bières à cause de la déshydratation. Et parfois je la mets dans le fauteuil en rotin, là en face de moi, je l’appuie bien et je pose l’archet à côté, et je m’assois ici dans le fauteuil de cuir. Et je la regarde. Et alors je pense : quel instrument hideux ! Je vous en prie, regardez-la. Non, mais regardez-la ! Elle a l’air d’une grosse bonne femme, et vieille. Les hanches beaucoup trop basses, la taille complètement ratée, beaucoup trop marquée vers le haut, et pas assez fine ; et puis ce torse étriqué, rachitique… à vous rendre fou. C’est parce que, d’un point de vue historique, la contrebasse est le résultat d’un métissage. Elle a le bas d’un gros violon et le haut d’une grande viole de gambe. La contrebasse est l’instrument le plus affreux, le plus pataud, le plus inélégant qui ait jamais été inventé. Le Quasimodo de l’orchestre. Il y a des moments où j’aurais envie de la mettre en morceaux. A coups de scie, à coups de hache. D’en faire des copeaux, de la sciure, de la poussière, et de le voir partir dans la chaudière d’un gazogène !… Non, je n’ai pas l’amour de mon instrument, on ne peut vraiment pas dire. Du reste, il est épouvantable à jouer. Pour trois demi-tons, il vous faut toute la main. Pour trois demi-tons ! […] C’est même pas du sport, c’est de la musculation. Et sur toutes les cordes, il vous faut appuyer comme un dingue, regardez mes doigts. Tenez ! J’ai de la corne au bout des doigts, regardez, et des silIons, tout durs. Avec ces doigts, je ne sens plus rien. Je me suis brûlé les doigts, I’autre jour, je n’ai rien senti, je ne m’en suis aperçu qu’à l’odeur de la corne brûlée. C’est de l’automutilation. Même les forgerons n’ont pas le bout des doigts dans un état pareil. Et avec ça, j’ai plutôt les mains fines. Pas du tout faites pour cet instrument. D’ailleurs, au départ, je jouais du trombone. Et quand Je me suis mis à la basse, je n’avais pas beaucoup de force dans le bras droit, et il en faut, sinon vous ne tirez pas un son de cette saleté de caisse, sans même parler d’un son qui soit beau. Enfin, un beau son, vous pouvez toujours courir parce que jamais il ne sortira un beau son de ce machin… […]

Pouvez-vous me dire comment fait un homme de trente-cinq ans, je veux parler de moi, pour vivre continuellement avec un instrument qui est un handicap permanent?! Un handicap humain, social, un handicap dans ses déplacements, un handicap sexuel et musical, et rien qu’un handicap ?! Qui est une perpétuelle marque d’infamie ?! Vous pouvez m’expliquer çà ?

A suivre…