La confusion des caractères

« Lire ? Mais tout le monde sait lire ! »

Cet article fait suite au premier épisode et au deuxième épisode.
Nous retrouvons notre écrivain/journaliste en fuite lors de sa mission d’écriture sur la Chine. 

Pierre Péju, « La confusion des caractères ou l’idiot de Shanghai »

Editions Folio et Fnac, 2005

Musique : Vangelis, « Ying & Yang » et « The Tao Of Love », album « China » – Polydor, 1979

La confusion des caractères : expulsé du visible

par Pierre Péju, lu par Benoit

Nous étions à nouveau malaxés par tout le béton de Shanghai, dominés par les tours. […] J’étais au plus mal. La tête me tournait. […] Comme j’étais prêt à tout, j’ouvris la portière, saisis mon petit sac à dos et me jetai dans la foule très dense des trottoirs. Je ne savais pas où nous étions. Dans mon dos, j’entendis hurler ma jeune guide. Le chauffeur avait dû bondir et commencer à me poursuivre, mais je courais vite, complètement au hasard, fendant le troupeau infini des passants avec une facilité étonnante, serrant mon sac contre ma poitrine. […] J’étais complètement égaré. Qui pouvait se douter qu’à cet instant précis j’étais perdu dans ce pauvre recoin de la planète ?

Mais mon nouveau malaise venait de ce que tous ces gens qui me frôlaient feignaient de ne pas me voir. Leur regard ne se détournait pas : il m’évitait. Leurs yeux parvenaient à ne jamais se poser sur moi. Je savais bien que le moindre geste du seul Occidental errant dans ce quartier était ironiquement observé par tout le monde. Mais tous les Chinois du marché affectaient de ne pas remarquer ma présence. Ils m’ignoraient. Je n’existais pas […].

Non seulement il n’y avait autour de moi aucun texte lisible, mais les corps des passants me semblaient tous identiques, multipliés, clonés. Puisque tout m’échappait, je m’échappais à moi-même. Des milliers d’yeux me refusaient leur regard, et des milliers de signes se taisaient. A force de ne rien pouvoir lire et de ne pas être regardé, j’étais expulsé du visible. 

Perdu dans la confusion des caractères

par Pierre Péju, lu par Benoit

Je me souvins alors qu’au fond d’une de mes poches se trouvait cette petite carte remise par le portier galonné et sur laquelle l’adresse du Park Hôtel était inscrite, noir sur blanc : en anglais d’un côté, en chinois de l’autre. Sans tarder, je la retrouvai.

Un peu froissée par la crispation transpirante de mes mains, mais intacte. Sauvé ! Je vais la brandir, l’agiter sous le nez de n’importe quel habitant du quartier abordé au hasard.

Tout va s’arranger. A la lueur d’une enseigne rouge, j’examinai le carton salvateur de quatre centimètres sur six. Recto, verso.  Je le tournai, le retournai. Pile, face.

Mais de quel côté se trouve le texte en anglais ? Et de quel côté les caractères chinois ? Je fis encore un pas dans la lumière et dans l’indifférence générale. Je m’efforçai d’identifier des signes aussi simples qu’un « a » pour Park, ou bien le « o » ou le « h » du mot Hôtel. Mais sur l’étroit rectangle de carton je ne voyais que scorpions, mouches, asticots, grosses fourmis plongées dans une léthargie grisâtre.

J’étais sûr que le carton comportait des caractères occidentaux, mais brusquement je ne les reconnaissais plus. J’étais incapable de distinguer idéogrammes et lettres de l’alphabet.

Je ne savais plus lire ! […]

Intuitivement, je sentais que c’était grave… Je ne voulais parler à personne. J’étais dans la confusion des caractères.

C’était non seulement cette infirmité soudaine qui me paralysait, mais aussi une sorte de honte. Longtemps, j’avais été un voyageur plutôt cultivé, ne cessant jamais de lire et d’écrire. Je sentais que j’étais devenu un de ces êtres incapables d’habiter pleinement le monde, faute d’en déchiffrer les signes les plus simples. Pour eux, la banalité devient une énigme, et chaque instant est une succession de menaces dues à l’illisibilité du sous-titrage omniprésent de la vie quotidienne. […]

Ceux qui savent lire ne pensent jamais à quel point les inscriptions allègent le monde à force d’indiquer, de nommer, d’orienter, de décrire, d’expliquer.

Notre exploration se termine ici.

Comment cette aventure finira-t-elle ?

Je vous laisse le soin de le découvrir avec l’intégralité des péripéties en lisant ce petit livre haletant.

Benoit.