En ce beau mois de juillet, j’ai suivi le conseil de lecture de mon amie Maud relayée par Anne L, et je me suis lancée dans la lecture d’ALMA de Timothée de Fombelle. C’est un ouvrage qui fait partie de la préparation de notre prochaine lecture scénique (en direction des collégiens, mais pas uniquement) à propos de l’esclavage. L’auteur, que j’avais rencontré avec TOBIE LOLNESS, m’avait séduite à l’époque et j’ai retrouvé intact, le bonheur de lire sa prose et de partir en sa compagnie sur des chemins inattendus et merveilleux. Car, entre mille autres choses, il est aussi question de merveilleux dans ce roman, parfois proche du conte.
J’ai voulu vous en faire partager un instant, au tout début du roman,  et pourquoi pas, vous donner envie d’en savoir un peu plus.

Le plus dur va être d’attendre la suite en 2021…

Marie-Pierre

Alma, Le vent se lève

par Timothée de Fombelle, lu par Marie-Pierre

Nao n’a pas entendu son mari approcher mais elle sent l’ombre passer sur son dos quand il franchit la porte.
Elle se retourne.
Mosi est à contre-jour dans la lumière du couchant. Il tient dans sa main un paquet de cuir noir couvert de terre. Ce sont les restes de son passé enveloppés dans un manteau et serrés avec une ceinture. Un paquet souple que sa femme a voulu effacer de sa mémoire mais qu’elle reconnaît aussitôt. Mosi a enterré ces affaires quand ils sont arrivés dans leur vallée.
Nao se lève doucement. Elle distingue enfin son visage malgré le soleil aveuglant du soir. Il dit :

– Lam est parti. Il a trouvé la pirogue.
Perdue, Nao le regarde, comme s’il parlait une langue inconnue.
– Si je ne le rejoins pas avant la nuit, dit Mosi, le passage se refermera.

Nao préfèrerait ne pas comprendre ces mots qui tombent sur elle, mais c’est trop tard, ils sont rentrés dans son cœur. Partir, c’est forcément quitter la vallée pour une année entière. Impossible de revenir avant les prochaines grandes pluies.

– Je reviendrai avec Lam, murmure Mosi. Dis aux enfants que je leur confie chacune de leurs vies. Dis à Alma… Où est passée Alma ?
Nao balance lentement la tête pour dire qu’elle ne sait pas.
–  Dis-lui que je ramènerai Lam. Dis-lui aussi que ma lance est pour elle.
Nao se rapproche de Mosi en silence. Elle pose la tête sur son épaule.
–  Et à Nao ? demande-t-elle enfin. Qu’est-ce que je dirai à Nao ?

Nouveau silence. Elle insiste :
– Qu’est-ce que je dirai à Nao si elle se réveille de ce cauchemar ?
– Tu lui diras ce qu’elle sait. Qu’elle garde en elle les traces de son peuple, et ses enfants autour. Elle est plus forte que moi. Qu’elle les garde tous vivants jusqu’à mon retour.
Il sent la tête de sa femme un peu plus lourde sur son épaule. Il lui dit :
–  Elle comprendra ce que ça veut dire. Elle connaît le secret.
Nao ferme les yeux. Oui, elle garde en elle un trésor qui ne lui appartient pas. La mémoire de son peuple. Elle était la der­nière du peuple oko. Elle a atteint cette vallée avec Mosi pour mettre cette mémoire à l’abri. Elle pensait qu’il n’y avait rien de plus important. Elle était prête à tout.
Mais les enfants sont nés, l’un après l’autre, et, ce soir, tout vacille à cause d’un fugueur de dix pluies à peine.
– Un seul de nos enfants, dit Nao, compte plus que mon peuple et que nos secrets.

Avec ses mains, Mosi recueille le visage de sa femme sur son épaule. Il tient ce visage devant lui. Il embrasse ses yeux puis le lâche avec précaution, sans le quitter du regard, comme une bulle qu’il voudrait laisser flotter toute seule dans l’air.
Pas à pas, à reculons, Mosi s’éloigne de Nao. Il sort de la maison. Dehors, il arrache en passant le grand couvercle rond tressé qui protège la bouche du puits. Il s’en va avec cette espèce de bouclier dans une main et, dans l’autre, le balluchon de cuir. Nao n’a pas eu la force de sortir et de regarder s’en aller le guer­rier, ni de lui crier un dernier secret. Un secret qui aurait rendu le départ plus déchirant encore.

La lance monte la garde devant la porte. Nao semble seule dans la maison. Mais elle sait qu’elle ne l’est pas vraiment. Voilà le secret tout neuf qu’elle n’a pas osé dire à Mosi. Elle n’est pas seule car elle attend un enfant.