Pour éclairer cette lecture nous faisons appel à un grand connaisseur de Boris Vian, l’auteur Jean Clouzet, dans son ouvrage de la collection Poètes d’aujourd’hui n°150

« Vian semble admettre que les mots ont pratiquement dit tout ce qu’ils avaient à dire et qu’il n’a plus, en conséquence, que la possibilité de ré-écrire — ou de se taire — là où il souhaiterait écrire. Mais si, dans la fiction du poème précité, « Un de plus » il donne l’illusion de perdre courage et même de s’avouer vaincu d’avance par un langage insuffisamment malléable, en revanche, il s’applique toujours dans sa démarche littéraire à balayer avec une belle obstination les chausse-trapes de ce langage. Dans Un de plus, il ne voit aucun moyen de briser le dilemme : ne pas créer ou recréer ; dans la réalité, il trouva la solution salvatrice, à savoir : inventer les mots qui viendraient compléter, prolonger ceux qu’il avait entrepris de restaurer en leur signification première. Il lui fallait, en effet, des mots inouïs, au sens propre du terme, pour susciter les situations et les actions qu’il voulait inouïes.

C’est dans cette tentative d’enrichissement de la langue française que l’on peut apprécier, à sa juste démesure, l’ingéniosité de l’ingénieur Boris Vian. D’un bout à l’autre de son œuvre, nous sommes entraînés, soûlés jusqu’au vertige, par un verbe d’une luxuriance et d’un baroquisme fascinants. Fascinants mais en aucun cas immotivés puisqu’au service, sous la dépendance, d’un univers tout aussi luxuriant et baroque. Chacun des personnages dont nous sommes amenés à faire la connaissance semble avoir banni une fois pour toutes le banal. On dirait que Vian accepte avec peine que le nom d’une voiture, d’une boisson ou d’un animal, les paroles d’une comptine ou les versets d’une prière ne soient pas entièrement façonnés par lui. Il y a là une volonté évidente de montrer que son univers est original par nature et que, s’il prend parfois les apparences de « notre » réalité, il ne peut, pour autant, lui être assimilé. »

Jean Clouzet

Extrait de  Boris Vian Collection Poètes d’aujourd’hui n°150 
Ed. Pierre Seghers 1966

UN DE PLUS

Un de plus
Un sans raison
Mais puisque les autres
Se posent les questions des autres
Et leur répondent avec les mots des autres
Que faire d’autre
Que d’écrire, comme les autres
Et d’hésiter
De répéter
Et de chercher
De rechercher
De pas trouver
De s’emmerder
Et de se dire ça sert à rien
Il vaudrait mieux gagner sa vie
Mais ma vie, je l’ai, moi, ma vie
J’ai pas besoin de la gagner
C’est pas un problème du tout

La seule chose qui en soit pas un
C’est tout le reste, les problèmes
Mais ils sont tous déjà posés
Ils se sont tous interrogés
Sur tous les plus petits sujets
Alors moi qu’est-ce qui me reste
Ils ont pris tous les mots commodes
Les beaux mots à faire du verbe
Les écumants, les chauds, les gros
Les cieux, les astres, les lanternes (…)

Ils se sont tous interrogés
Je n’ai plus droit à la parole          ;
Ils ont pris tous les beaux luisants

Ils sont tous installés là-haut
Où c’est la place des poètes
Avec des lyres à pédale
Avec des lyres à vapeur
Avec des lyres à huit socs
Et des Pégase à réacteurs
J’ai pas le plus petit sujet
J’ai plus que les mots les plus plats
Tous les mots cons tous les mollets
J’ai plus que me moi le la les
J’ai plus que du dont qui quoi qu’est-ce
Qu’est, elle et lui, qu’eux nous vous ai
Comment voulez-vous que je fasse
Un poème avec ces mots-là ?
Eh ben tant pis j’en ferai pas.

Recueil Je voudrais pas crever (JJ Pauvert 1962)