© Photo : Thetford Mines – Wm. Notman & Son, Public domain, via Wikimedia Commons

giacometti

Photo : © librairie mollat, CC BY 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0>, via Wikimedia Commons.

Jean-Paul Dubois

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse. Auteur d’une vingtaine de romans depuis 1984, il a obtenu le prix France Télévision pour Kennedy et moi, le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française, et le prix Goncourt 2019 pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon.

Lors d’un récent long voyage à vélo, Jacques Gamblin m’a distillé dans les oreilles la version audio de ce livre. Au fil des kilomètres, j’ai été transporté par la qualité de l’écriture et la construction de ce récit dramatique mais jubilatoire. Je l’ai même écouté deux fois de suite !

Je vous offre à mon tour, pendant quelques épisodes, une sélection de passages particulièrement savoureux.

Benoit


Le narrateur, Paul, fils de pasteur, a été durant 26 ans l’homme d’entretien de la luxueuse résidence L’Excelsior. Il est maintenant emprisonné à Montréal pour un motif qui échappe encore au lecteur… 

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (extraits)


Jean-Paul Dubois – Editions de l’Olivier – 2019

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon : Thetford Mines (p 81 à 84)

by Jean-Paul Dubois, lu par Benoit | musique : Erik Satie - Peccadilles Importunes

Thetford Mines est aujourd’hui encore une aberration géologique doublée d’une curiosité esthétique. Hormis le nom qui livre un indice, rien de remarquable d’un point de vue purement factuel. La ville compte 25 000 habitants dispersés, en moyenne, par poignées de 100 au kilomètre carré […]. Signe de sa relative prospérité, elle abrite un hôpital général, un CEGEP, un centre des congrès et une piscine couverte. […]

Quand on arrive sur place, ce catalogue raisonné des biens et services se vaporise devant les phénoménales excavations qui ceinturent et perforent la ville jusqu’en son centre. Le monde après l’Armageddon. Des mines et encore des mines, creusées à ciel ouvert, profondes, récurées jusqu’au ventre de la terre, des cratères lunaires gigantesques, des fosses martiennes démesurées, taillées en escaliers, striées de routes tortueuses, des terrils poussiéreux, roulés en boule, pareils à d’énormes animaux endormis. Et çà et là, de grands lacs, semblant tombés du ciel, gorgés d’une sublime eau émeraude, petite mer de joaillier, quasi surnaturelle et luminescente dans ce paysage dégradé de cicatrices, de tristesse et de grisés.

Le nom de la dernière petite municipalité avalée par Thetford Mines, Amiante, en dit long sur la nature des sous-sols. […]

C’est donc ici que vivait mon père, dans ce chaudron de fibres et de poussières, dans cet incroyable décor minier, cette cité fouillée, charcutée, bombardée, irréelle, où depuis 1876 le chrysotile était roi.

Le pasteur prêchait donc au cœur du paléolithique. Il avait traversé le monde pour retourner à ses origines, ces temps où apparurent les premiers humains équipés de leurs pierres taillées. Juchés sur des pelleteuses capables de rayer les cieux, leurs descendants fouillaient aujourd’hui dans les vestiges de leurs origines, grattant les strates accumulées, comme des chiens de métal avides de retrouver un os enfoui.

Les puits ouverts portent souvent les noms des compagnies qui les exploitent […]. Les maisons des habitants côtoient parfois le vide, ces gouffres sillonnés de camions bennes géants qui font la noria entre le fond du monde, ses entrailles fibreuses, et sa surface où la lumière poussiéreuse des lieux n’a jamais inspiré aucune école de peinture.

En 1975, Thetford Mines était l’un des sites de chrysotile les plus importants du monde, produisant sans remords ni répit, et nul ne se préoccupait encore sérieusement des vingt-six études de santé déjà publiées entre 1934 et 1954 relatant les cas d’asbestose et de cancers du poumon chez des patients travaillant dans le secteur de l’amiante en Pennsylvanie, au pays de Galles ou au Québec.

C’est à Paris, en 1975, l’année où mon père s’installa dans les boyaux de Thetford Mines, qu’éclata le scandale dit de l’amiante à la faculté de Jussieu. On avait découvert que ce matériau, présent dans les bâtiments, et vieillissant mal, dispersait ses poussières et pouvait contaminer les étudiants. On ferma donc l’université. Durant des années, une escouade d’ouvriers équipés comme des scaphandriers se chargea de peler le gros œuvre jusqu’à sa chair pour le rendre salubre.

La même année, Thetford Mines établissait ses records de production dans ses puits et le chrysotile du KB3 était partout, dans l’air, l’eau, la terre, les jardins, les maisons, les écoles, le macadam des rues et même l’église de Johanes Hansen.

La Thetford Mines Methodist Church, son presbytère, bâtie en 1956 par l’entrepreneur David Scott et située dans le quartier Mitchell, l’un des plus modestes et des plus exposés aussi aux exubérances de la mine, possédait une fiche de construction édifiante : « Relativement à l’extérieur : Revêtements dominants : Amiante. Murs : Amiante. Toiture : Plaques bardeaux d’amiante. » Deo gratias.

Mais que faisaient Dieu et Johanes Hansen dans un endroit pareil?

© Photo: Xophat Ville de Thetford Mines, Boulevard Frontenac. 

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon : Kieran Read (p103 à 106)

by Jean-Paul Dubois, lu par Benoit | musique : Erik Satie- Véritables Préludes Flasques (Pour Un Chien)

L’appartement 605 est celui de monsieur Read. Il est situé au sixième et dernier étage, ouvre sur la piscine, le jardin, et offre, vers les heures du soir, une lumière adoucie et un point de vue avantageux sur un large bouquet d’érables au houppier fourni. Kieran Read, québécois d’origine anglaise, a réalisé une grande partie de sa carrière professionnelle aux États-Unis où il exerçait avant de prendre sa retraite un bien étrange métier : évaluer le prix des morts. Dans sa langue maternelle, son activité est celle d’un casualties adjuster. Monsieur Read a essentiellement travaillé de manière indépendante, hélé à la demande, comme un taxi du malheur, loué par des compagnies d’assurances soucieuses de préserver leurs intérêts et de négocier à la baisse la valeur d’un défunt, lorsque survient un drame et qu’elles doivent indemniser la famille de la victime.

Kieran Read, l’un des plus anciens résidents, a toujours mené une existence discrète. Secrète, diront ses détracteurs. Il n’entretenait pas de relation suivie avec ses voisins et ne sociabilisait que très rarement dans les espaces communs ou au bord de la piscine. Il n’était pas non plus très assidu aux assemblées de la copropriété, se contentant de régler le montant de ses charges dès leur réception. Habitués à le voir se faufiler dans cette vie de silence et de retrait, les résidents furent d’autant plus surpris de découvrir ce personnage, qu’en fait ils connaissaient à peine, se muer en un virulent défenseur du plus humble serviteur de L’Excelsior.

Quand il rentrait de mission, souvent tard le soir, monsieur Read sonnait à mon appartement de fonction, histoire de bavarder un moment et de prendre un verre. Je savais qu’il n’avait pas envie de monter tout de suite au sixième et de se retrouver seul avec son dossier, où l’on avait serré la photo d’un mort sans tête ou celle d’un enfant écrasé par un camion. Alors il sonnait chez moi, s’asseyait sur le canapé, me racontait son voyage, le purgatoire de l’embarquement, les turbulences du vol, l’inconfort des sièges de la United, puis après avoir tergiversé un moment sur les aléas du transport aérien, et parce qu’il fallait bien en passer par là, il me livrait la triste teneur de son nouveau mandat, une nouvelle incursion dans le chagrin, la douleur et l’hébétude. C’étaient à chaque fois d’invraisemblables et d’horribles histoires qu’il allait devoir gérer et digérer, en fouillant les poches et la mémoire des morts. Parfois, les défunts avaient menti, trompé, trahi, dissimulé. Et le travail de Read, justement, consistait à faire parler les morts. Même si cela avait longtemps été un problème pour lui d’exercer ce métier, Kieran me disait qu’avec les années, il avait fini par s’habituer à vivre dans cet univers où la vérité se situait souvent à mi-chemin des vivants et des disparus, dans les limbes d’une comptabilité macabre. En tout cas, lorsque l’adjuster revenait de voyage, les premiers mots qu’il m’adressait en entrant chez moi étaient presque toujours les mêmes : « Aujourd’hui, Paul, vous voyez, je suis sûr d’une chose : je n’ai rendu personne heureux. »

Comme à chaque fois, sa visite m’a fait du bien. Elle m’a réconcilié avec le monde du dehors. La confiance que me témoigne cet homme m’apaise, me calme, me rassure. Hier nous avons parlé de L’Excelsior, celui d’avant, celui du début, celui que nous sommes aujourd’hui bien peu à avoir connu. Avec ses arbres chétifs, ses massifs miniatures, ses bosquets débutants, son timide gazon souffrant d’alopécie, le jardin n’était encore qu’un terrain d’expérience, demandant de l’attention, des soins, et ce qu’il faut d’eau pour que la vie s’installe durablement. « Ce jardin, Paul, on vous le doit. Quand je vois la robuste splendeur qu’il est devenu en trente ans, moi qui l’ai vu à sa naissance, je n’en reviens pas. Votre père était pasteur, n’est-ce pas? Il vous a légué les doigts de Dieu. Mais le type qui vous a remplacé, lui, ne connaît absolument rien aux végétaux. Il tond ce qui pousse et taille ce qui dépasse. Fin de l’histoire. Il ignore tout des maladies qui frappent les plantes, de leurs besoins en eau spécifiques, des espèces qu’il faut emmailloter pour l’hiver. Il est très différent de vous. Très. Il n’a pas de goût pour les choses et les traite sans égards. Le seul moment où on dirait qu’il s’anime, qu’une forme de sensibilité l’habite, c’est lorsqu’il descend au garage vérifier le niveau de lubrifiant de sa Chevrolet. Je ne vous raconte pas d’histoires, Paul. Ce gars-là est obsédé par ce moment quasi religieux où il retire la jauge de son conduit pour s’assurer de la conformité du niveau. […] Autre singularité, j’ai remarqué son penchant pour les pneumatiques de sa voiture. Il passe un temps infini, non seulement à les nettoyer à la brosse, mais ensuite à les enduire d’une sorte de cire lustrante qui leur donne un petit côté « tenue de soirée » totalement ridicule. Ce type aime vraiment ses pneus, aucun doute pour moi. Vous m’imaginez aller sonner à sa porte pour bavarder, comme nous le faisions, mais, cette fois, des mérites comparés d’un Goodyear quatre saisons avec les derniers Firestone « spécial hiver »? Vous voyez, je ne pardonnerai jamais au président des copropriétaires de vous avoir mis dehors. Encore moins de vous avoir remplacé par un maniaque de la lubrification et des chambres à air.»

Entendre à nouveau la voix de Read, ce ton persifleur terriblement anglais, ces compliments botaniques associés aux petites méchancetés épinglées sur le dos de mon successeur, m’a fait un bien considérable au point de me rendre l’ordinaire de la prison supportable et le froid anecdotique.

© Photo: Cannes Beach Residence

Un petit bonus pour le plaisir de lire (p 199).

En cette fin de matinée, je passais la tondeuse sur les abords herbeux proches de l’entrée principale. Malgré mon casque antibruit et le ronflement de la machine, j’entendis le cri.

Il était allongé sur le sol dans une position incompréhensible, incompatible avec celle que peut adopter un squelette humain. Il tentait de respirer mais n’y parvenait que très difficilement. Je n’osai pas remettre de l’ordre dans ce corps désossé. Je pris sa main, geste que j’avais fait tant de fois dans l’année. Au-dessus de ma tête, ses copains de chantier criaient qu’il était tombé. Ils criaient vers moi en penchant leurs corps au-dessus des garde-fous de la structure, une quinzaine de mètres plus haut. Je connaissais un peu l’homme à terre. Nous avions échangé quelques paroles à son arrivée. Je me souviens qu’il m’avait dit habiter à Laval et passer tous les jours une heure sur l’autoroute Décarie pour se rendre au travail. Une conversation de début de chantier.

J’appelai les secours tout en lui serrant la main, le réconfortant de paroles inutiles. Combien de fois avais-je ainsi assisté des malades et des mourants, ces derniers temps ? […] En haut, les maçons pétrifiés fixaient la scène. À chacune de ses respirations, l’homme à terre ne parvenait à aspirer qu’un mince filet d’air. Son visage prenait une étrange coloration, sa main toujours dans la mienne se contractait de spasmes irréguliers. Malgré ce corps désarticulé où plus rien ne semblait à sa place, il fit un effort pour soulever sa tête, ouvrit grand ses yeux, et me dit sa dernière phrase d’homme vivant : « Mon chien est tout seul chez moi. » Et ce fut fini. Sa nuque retomba sur le sol de telle façon qu’ainsi allongé, il semblait regarder ses amis, tout là-haut.

Malgré l’absurdité de la tâche, les sauveteurs tentèrent des massages cardiaques soutenus par des défibrillations et une ventilation de la victime. Ils faisaient ce à quoi on les avait formés, ce travail effectué dans le noir qui précède la nuit et qui consiste à réanimer les morts.

À ceux qui plus tard emportèrent son corps, je transmis son dernier message en me permettant d’insister. Son chien était tout seul chez lui. Il fallait prévenir quelqu’un. La glissière remonta sur le body bag et l’homme en mille morceaux, ce soir-là, ne rentra pas chez lui dans ces alignements grouillants qui engorgeaient Décarie.

Musique : Erik Satie – Intégrale interprétée par Jean-Noël Barbier

© Early Music, 1985