Et pour cette Saint Valentin 2021, encore très particulière cette année, je dédie ces textes à tous les amoureux solitaires, séparés, confinés… et à tous les autres !

Voici les derniers extraits que j’ai choisis pour vous faire partager mon plaisir lorsque j’ai découvert cet ouvrage original, empli d’humanité et tellement bien écrit.

Bonne lecture et bonne écoute.

Benoit

giacometti

Amanda Sthers : Lettre d’amour sans le dire

La femme entrée par hasard dans un salon de massage achève sa longue lettre adressée au séduisant masseur ; osera-t-elle la lui envoyer ?


Amanda Sthers : « Lettre d’amour sans le dire », Edition Grasset – 2020


Musique : « Beautiful Japanese Music » | Koto Music & Shakuhachi Music (à retrouver sur Youtube ici)

Je suis seule, si vous saviez...

par Amanda Sthers, lu par Benoit | musique : "Koto Music & Shakuhachi Music"

Avant d’avoir l’âge d’être une femme j’avais été souillée ou ignorée et déformée par une grossesse. Je me sentais sale et moche et j’ai nié mon corps.[…]

Je suis seule, si vous saviez. Plus il y a de gens autour de moi, plus je m’enfonce dans la certitude de ne pas appartenir à ce tout. J’ai besoin de vos mains sur ma peau, de guérir sous vos paumes chaudes et qu’enfin vous enleviez ce tissu qui nous sépare pour être complètement à vous et découvrir le goût de la vie douce. Je ne veux pas garder notre rencontre comme un bel objet que l’on range dans une boîte. J’ai fait cela toute mon existence et cette fois je veux vivre, sentir votre torse, votre haleine proche de la mienne, la nuit qui nous dévore et que l’on traverse ensemble.[…]

Le soleil se couche, j’ai passé la journée penchée sur ce papier mais je ne peux me résoudre à nous quitter. Je vous dis tant de choses et je devrais résister à cette emphase ; les quelques amies qu’il me reste et qui vivent encore à Lille me diraient de me retenir, de rester mystérieuse mais voyez-vous, je n’ai pas pu me résoudre à cette maladie moderne qu’est la nonchalance. Un être amoureux calcule-t-il ? Si l’on se refrène, c’est que le cœur déjà n’est plus le gouvernail, que la tête a pris le dessus, que l’on part au combat.

Je vais me coucher, l’aube doit déjà caresser vos paupières. Je me demande comment vous ouvrirez l’enveloppe dans laquelle se cacheront ces pages. Un postier la glissera-t-elle dans une boîte devant chez vous ? Vous la remettra-t-il en mains propres avec un sourire entendu ? Je la parfumerai sans doute. La note de lys résistera-t-elle au voyage ? Lirez-vous cette lettre d’une traite ou doucement, comme les enfants sages qui ouvrent une surprise par jour dans leurs calendriers de l’avent? […]

Les gens ne me voient pas, ne me reconnaissent pas, ne fixent pas les traits de mon visage, comme on ne se souvient pas de la couleur précise du bitume. Je suis un fantôme qui ne fait pas peur, hanté par des souvenirs qu’il a tus. Comme pour beaucoup d’entre nous, mon adolescence a été l’âge des peines imprécises. Je flottais dans le chagrin quand j’ai rencontré cet homme qui m’a mise enceinte ; pour devenir une femme il fallait qu’une chose en moi éructe. Mon père ne savait pas aimer. Il se tenait voûté à trente ans, il avait renoncé. En vieillissant, il ne criait même plus. J’ai sans doute voulu réveiller sa colère comme on veut susciter l’amour. Je n’avais pas les mots, pas la compréhension du monde qu’il fallait mais je sentais qu’il était brisé.[…]

Je réalise que cette lettre réveille douleurs et secrets. Je ne veux pas que vous pensiez que vous êtes une bouée de sauvetage ; malgré ces remous de l’enfance qui m’ont fait boire la tasse, je suis un être à flot. Mais vos mains et les sentiments qu’elles ont provoqués d’abord dans mon cœur puis dans toute mon âme m’ont forcée à plonger sous les vagues et remontent à la surface la beauté comme l’horreur.[…]

Depuis notre rencontre, je me demande à quel moment j’ai abandonné la préoccupation de mon corps et de son plaisir. Comment ai-je pu vivre dans une enveloppe que je niais pendant tant d’années ? Les yeux des hommes, leurs gestes ou leurs mots cruels m’ont sans doute obligée à oublier son existence. […]

J’aimerais vous parler des souvenirs que je ne connais pas encore. J’ai cette impression singulière qu’on ne vit pas par ordre chronologique ; que le temps fait des boucles. On se remémore soudain certaines choses qui nous paraissent oubliées alors qu’on vient seulement de les vivre.

J'espère que vous comprendrez ce que je ne vous dis pas.

par Amanda Sthers, lu par Benoit | musique : "Koto Music & Shakuhachi Music"

 J’ai laissé ma lettre reposer deux jours et je l’ai relue, non sans honte. Je sais que je n’ai d’autre choix que celui de continuer, mais une fois écrite, oserai-je vous l’envoyer ? Il n’est pas encore six heures du matin et vous êtes déjà dans mes pensées, ou vous l’êtes encore, devrais-je dire, car vous avez passé la nuit dans mes rêves.[…]

Je voudrais déplacer l’intimité de vos massages au centre de ma vie. Quand vous posez les mains sur moi, j’ai la sensation que vous me comprenez. Cet habit de peau et d’os cesse d’être un poids et devient un moyen de vous dire mes douleurs, mon passé, mes désirs. La sensualité qui émanait de moi jadis se délie, se délivre sous vos doigts. Ce que je ressens, c’est une langue qui flotte, que nous pouvons comprendre sans même nous regarder, car il y a dans la salle une atmosphère qui naît de nous et nous dépasse tout à la fois. J’essaie avec cette lettre de lui donner des noms, d’articuler des phrases mais sans doute savons-nous déjà tout d’instinct. […]

Y a-t-il des gens qui se sentent bien ? Qui affrontent la vie comme s’ils y étaient à leur place ? Vous m’avez fait l’impression d’un être ancré dans le sol et capable de soigner les chagrins avec vos mains, mais peut-on guérir les chagrins s’ils ne nous ont pas traversés déjà, secoués, mis à terre ? Je vois la mélancolie dans le fond de vos yeux, pourtant on croirait que vous cohabitez en paix.[…]

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Je me réveille le visage sur ma table de bois, mon stylo entre les mains. Je ne me souviens pas m’être endormie. L’aube est en train de naître et je n’ai pas fini cette lettre. Il me semble nécessaire de ne pas en couper l’élan sinon je n’oserai jamais vous l’envoyer, alors j’en reprends l’écriture sans boire ni manger, sans penser à autre chose qu’à exprimer ce que j’ai enfoui depuis que je vous ai rencontré. J’ai confiance en vous. Je ne vous connais pas, pourtant si vous étiez derrière moi, je me laisserais tomber en arrière sans peur, de tout mon long. Je sais que vous me rattraperiez. Je sais que vous me rattraperez.

Une année est passée. Le 16 octobre, j’ai su que c’était mon dernier cours de japonais. J’étais venue chaque jour, même malade, même effrayée. Le moment de parler arrivait. Je me suis autorisée tant de choses depuis le jour de notre rencontre […]. De cette résurrection est né un sentiment profond et aujourd’hui mon envie est de finir ma vie paisible près de vous.[…]

La dernière fois que je suis allée au salon de thé, Kyoko m’a donné votre adresse et m’a prise dans ses bras. Les femmes comprennent les silences du cœur. […]

Vous écrire est tout ce qu’il me reste. Rédiger cette lettre et attendre une réponse pour venir vous rendre visite à Miyazaki.[…]

Je ne sais pas si vous aimeriez me revoir ou m’écrire. Il y a mon nom et mon adresse au dos de cette enveloppe et toute ma vie à l’intérieur. Je suis prête à ce que vous ne vouliez rien en faire.

J’espère pourtant que vous comprendrez ce que je ne vous dis pas.

Alice.