Gisèle Halimi est une grande figure du féminisme en France. Elle est décédée en 2020 à l’âge de 93 ans . Militante anticolonialiste, signataire du «Manifeste des 343» pour l’avortement…  . Elle fonda avec Simone de Beauvoir l’association CHOISIR LA CAUSE DES FEMMES en 1971.
Convaincue de la puissance de l’instruction, elle lutta dès l’enfance pour accéder à l’école de la République, et s’émanciper du poids du patriarcat et de sa condition sociale. Sa découverte du racisme et de l’antisémitisme dans le territoire hexagonal lui fit prendre conscience du caractère indigne de la colonisation et de l’impérieuse nécessité de rendre à la France la cohérence de sa devise Liberté, Egalité, Fraternité à laquelle elle ajoutait la sororité.  Ecrivaine, elle publia une œuvre autobiographique dans laquelle elle retraça les grands combats de son existence. Oratrice hors pair, femme de lettres et de culture, femme politique, avocate et féministe, elle a incarné les idéaux essentiels de notre République.

Il fut question récemment de son entrée au Panthéon, laquelle reconnaîtrait son apport à l’histoire de France, mais finalement il n’y eut qu’une cérémonie d’hommage.

pour en savoir plus :
https://www.publicsenat.fr/actualites/non-classe/gisele-halimi-pourquoi-l-elysee-ne-souhaite-pas-lui-ouvrir-le-pantheon-190204

Fritna est un récit publié en 1999 chez Plon après bien d’autres livres.
Il s’agit du portrait de sa mère Fortunée, appelée aussi Fritna dans sa langue originaire. Elle l’a écrit bien après le décès de celle-ci pour évoquer la difficulté relationnelle qu’elle a ressentie tout au long de sa vie avec sa mère et pour tenter d’en comprendre les raisons.
Tout au long de ce récit elle tente de revenir sur leur histoire commune et sa recherche inlassable de compréhension de ce mésamour, du moins de ce qu’elle ressent comme tel, à son grand désarroi.


Gisèle HALIMI           FRITNA                     Ed. Plon 1999 puis Pocket 2001

p. 15-16-17

Ma mère ne m’aimait pas. Ne m’avait jamais aimée, me disais-je certains jours. Elle, dont je guettais le sourire — rare — et tou­jours adressé aux autres, la lumière noire de ses yeux de Juive espagnole, elle dont j’admirais le maintien altier, la beauté immortalisée dans une photo accrochée au mur où, dans des habits de bédouine, ses cheveux sombres glissant jusqu’aux reins, d’immenses anneaux aux oreilles, une jarre (on disait une gargoulette) de terre attachée au dos, tenue par une cordelette sur la tête, elle, ma mère, dont je frôlais les mains, le visage, pour qu’elle me touche, m’embrasse enfin, elle, ma mère, ne m’aimait pas.

Elle refusait toute étreinte, tout baiser, tout contact. Cette volupté — que j’ai connue avec mes fils et que je vis avec mes petits-enfants —, prendre dans ses bras l’enfant, l’étouffer de baisers, le cha­touiller, le pétrir, le mordre, rire à perdre le souffle dans une galipette avec lui, elle n’en voulut pas. Avec ses filles du moins. Dans mes souvenirs lointains d’enfant malade — « elle nous fera toutes les mala­dies cette fille », se lamentait Fortunée —, je ressens un corps endolori par la fièvre, baignant de sueur. Des draps constamment changés de main de maître, un oreiller calé adroitement, un « dors, maintenant » rapide. Fritna et l’absence. Absence de tout câlin, absence du corps, absence de la mère. Edouard, lui, quand tout risque de corvée était définitivement éloigné, me prenait la main, « tu es encore chaude », me contait une de ces folles histoires de « Shah », notre Gribouille national, qui avait retourné le bol plein d’huile d’olive pour avoir le complément de sa ration dans le creux du pied ; je riais, je suppliais
« Papa, encore, encore… » et Edouard, d’un même geste, m’embrassait, m’embrassait de nouveau, remontait le drap, s’en allait.
« Ça suffit, tu dois dor­mir. »
Je m’endormais, heureuse, malheureuse, qui sait, soignée avec dévouement par ma mère — principe du devoir, loi de la nécessité — et cajolée tendre­ment par mon père — principe du plaisir, loi de l’affectivité.

Fortunée, en revanche, aimait ses fils. Ses douceurs, ses roucoulements « mon fils, mon fils, ouldazizi… mes fils chéris », ses embrassades, ses angoisses… et ses portions privilégiées dans les assiettes, elle les réservait à ses deux garçons : l’aîné et le plus jeune. Ses tentatives de justification tenaient en quelques mots : « C’est l’aîné… » Ou pour l’autre : « C’est le plus jeune… » Ma sœur et moi-même, en sandwich entre les deux, avions eu le malheur de naître filles.

Dans la société tunisienne des années 40, ma mère nous avait tracé nos destins : un mari riche — ou, en tout cas, n’exigeant pas de notre père le paiement d’une dot —, et cela, le plus tôt possible, dès la puberté. Comme des objets rangés jusqu’à ce qu’ils deviennent utiles, ma sœur et moi — ainsi sem­blait en avoir décidé Fritna — ne devions solliciter aucune attention particulière. Ni marque d’affection, ni souci de formation autre que celle d’apprendre à faire la vaisselle, la lessive, les lits … pour nos futurs époux. En attendant, il nous était ordonné de servir les hommes de la maison.

p. 23-25  [Fritna est à l’hôpital, sa fille lui rend visite]

Je la regarde de nouveau me regarder, elle semble avoir repris du terrain, depuis trois jours.
« Votre mère est un mystère. Une résistance exceptionnelle, c’est vrai, mais tout peut flancher d’une minute à l’autre. »
Pour l’heure, elle semble apaisée et ne lâche pas mes mains. Je sens quelque chose de tota­lement neuf m’envahir, sa tendresse, et la peur d’un enfant qui découvre les gestes de l’amour. Submer­gée, je lui prends les mains et les lui embrasse dou­cement. Comme par mimétisme, elle prend aussitôt les miennes et les couvre de baisers.
Je recommence, un peu interdite. Fritna aussi. Elle entoure mon visage de ses paumes et m’embrasse à petits coups rapides, saccadés, le nez, les joues. Et, plus longue­ment, les lèvres, « ma fille, ma chérie »… Le manège dure une ou deux minutes, une éternité qu’il faut interrompre pour ne pas tout brouiller.
Je voudrais qu’elle parle. C’est plus fort que moi. Je m’étais promis, pourtant, de classer l’affaire. Archiver le dossier « La mal-aimée ». Ce qui a donné forcément « la tordue », celle que l’absence de connivences, de gestes, de repères, de mots d’amour avec sa mère aura privée de moyens, d’aptitudes à la relation avec d’autres.
Qui, physiquement, plus que la mère, peut initier à la sensualité enfouie dans chaque enfant, à la force de la complicité, au bon­heur de se croire unique pour l’autre ?

Je veux savoir. Je veux comprendre les raisons de ce rejet. Peut-être arriverais-je ainsi à en minimiser les conséquences, à réécrire autrement mes années d’errance affective, de quête ininterrompue ?

« Moi, ne pas t’aimer ? » Ma mère reprend de la vigueur, se redresse dans son lit, éloigne ses mains des miennes. « Moi, qui t’ai toujours soignée, tu étais toujours malade. Avec la fièvre, tes draps étaient trempés, dans la nuit je me levais les chan­ger… Comment oses-tu me dire ça, Gisèle ? » Elle durcit le ton. « Tu n’as pas honte, moi qui ai failli mourir pour toi… » Et devant ma stupéfaction : « Pour toi et les autres, tous les quatre enfants. Et ton père qui… » Suit sa litanie d’épouse incomprise, de mère au-dessus de tout soupçon, et injustement soupçonnée.

« Maman, tu changeais mes draps, c’est vrai, mais tu ne me prenais pas dans tes bras, tu ne m’embras­sais jamais. » J’ai osé. Je ne l’avais jamais dit encore. Ça y est. Je bascule dans l’enfance.

« Ecoute, ça suffit. Je suis fatiguée. » Sa voix, bien que basse, me glace. Les yeux maintenant franchement gris, elle me signi­fie la fin de l’état de grâce — nos mains mêlées — et ajoute, sur un ton de clair reproche : «Je dois me reposer. » Puis, se tournant vers le mur : «Je suis malade, tu sais ! »

En reprenant les couloirs comme une automate, je me surprends à transpirer très fort. On est en décembre ! Je dois m’asseoir. Je m’éponge le front, le cou. Les murs bougent un peu, j’entends encore le « ça suffit… je suis fatiguée » de ma mère, amplifié par le bourdonnement de mes tempes. Elle ne me répondra pas.