Mohamed Mbougar Sarr, né le 20 juin 1990 à Dakar au Sénégal, est un romancier sénégalais d’expression française. Il est le premier écrivain d’origine subsaharienne, depuis 1921, mais aussi le plus jeune lauréat, depuis 1976, à remporter le prix Goncourt, en 2021, pour La Plus secrète mémoire des hommes.
Sa nouvelle « La Cale » a reçu en 2014 le prix de la jeune écriture francophone Stéphane Hessel, organisé par RFI et l’Alliance francophone, catégorie « nouvelles ».
La Cale, M. M. Sarr (1)
Quoique le soir fût maintenant tombé, je parvenais encore à distinguer avec netteté les traits du vieux Francis. La nuit était claire ; c’était une de celles-là, peuplant l’été, dont la douceur n’incitait pas à rester à l’intérieur des maisons qu’écrasait encore la chaleur de la journée. (…)
Le vieux Francis (…) disait que la vérité, la beauté et le mystère du monde ne s’offraient à l’homme qu’à la nuit venue. Chaque soir, sitôt que je lui installais ce vieux fauteuil sur lequel il passait tant d’heures, il fermait les yeux ; et, assis à son côté, je me demandais alors si la beauté, la vérité et le mystère lui importaient réellement, puisqu’il ne regardait jamais le monde pour les y chercher. (…) J’ai passé plusieurs de ces soirées à le regarder fixement, (…) il ne sortait de son sommeil que pour se lever et, après m’avoir souhaité une bonne nuit, rentrer dans la maison (…) Il était alors généralement tard, et je ne le revoyais que le lendemain matin, au moment de préparer la petite salle où il recevait ses patients.
Ces veillées se déroulaient dans un silence profond. C’est bien pour cela que je les aimais. Je n’étais pas très bavard, et le vieux Francis non plus. Après la journée de travail, qu’il passait à recevoir, consulter, soigner des dizaines de gens, je comprenais aisément qu’il eût l’envie de se taire. Je ne lui en voulais pas. Au contraire, j’aimais le regarder ainsi, silencieux, les yeux clos. De profondes rides sillonnaient son front, sur lequel quelques mèches d’une abondante chevelure chenue tombaient. L’air qui se dégageait de lui, fait de gravité et de sérénité mêlées, me plaisait. J’imaginais, au fond des rides et des marques que la vieillesse avait imprimées à ce faciès, des aventures, des douleurs, des exploits, des héroïsmes. Je rêvais en le fixant.(…)
– Avez-vous vu le mystère, la vérité et la beauté, cette nuit ?
La question m’avait échappé. Il se tourna vers moi, me regarda intensément un petit moment, puis éclata d’un grand rire. (…) Il ferma de nouveau les yeux mais un petit sourire parcourait ses lèvres.
– Le mystère, la vérité et la beauté… Je les revois chaque nuit depuis quarante ans, mon garçon, et aujourd’hui encore.
– Vous les revoyez ?
– Je les revois.
– A quoi ça ressemble ?
– Tu es sûr d’avoir les épaules pour entendre ça ? (…)
– Les épaules, je ne sais pas, mais la patience, oui, comme vous le remarquiez.
– Très bien.
Le visage du vieux Francis Henry retrouva sa majestueuse gravité. Il se cala plus confortablement dans son fauteuil, et, de sa voix profonde, commença son récit.
La Cale, M. M. Sarr (2)
« J’étais aide-chirurgien sur le Commander, un célèbre bateau-commerçant de l’époque. Sais-tu ce qu’est un bateau-commerçant ? J’avais une trentaine d’années, je venais de finir mes études de médecine, le travail manquait dans le pays et même ceux qui en avaient étaient payés une misère. Le seul domaine qui marchât vraiment, dans ces années, c’était le commerce. Des rumeurs disaient, à l’époque, qu’il serait bientôt réglementé, que des textes étaient en préparation, que des gens se battaient même pour l’abolir, mais paradoxalement, l’industrie n’avait jamais été aussi florissante. Il faut dire qu’on n’accordait plus vraiment de crédit à ces rumeurs : cela faisait plusieurs années qu’elles couraient sans se traduire réellement. Et comment auraient-ils fait ? Comment auraient-ils fait pour mettre un terme à des siècles entiers de pratique ? C’est ce que l’on se disait. Personne, dis-le toi bien, ne croyait à cette réglementation, et encore moins à une abolition, personne ne voulait y croire. Le commerce avait débordé les limites d’une simple pratique en marge de la société ou réservée à quelques hommes ; elle s’était fondue, subrepticement, sans que personne ne parût le remarquer, dans les foyers, les habitudes, les esprits. C’était l’esprit du pays, son identité profonde, si tu préfères. L’on disait — et je sais que c’est difficile à imaginer car c’était il y a seulement quatre décennies — que ça durerait encore des siècles, car c’était, pour ainsi dire, dans l’ordre des choses. Comme un décret de Dieu. Tu frémis ? Je peux le comprendre. Ça semble impossible et lointain, et pourtant c’était hier, et ça a été comme je te le dis.
Un de mes oncles était co-propriétaire d’une influente flotte. Après avoir eu vent de ma situation par sa sœur, ma mère, il proposa de m’embaucher comme aide-soignant sur un de ses bateaux. J’acceptai, évidemment. Je me souviens de la fierté de ma mère ce jour-là : j’allais participer à l’histoire à l’œuvre, accomplir le dessein divin et, surtout, devenir riche ! J’étais jeune, pauvre, assoiffé d’aventures et de large. Le commerce, je voulais le voir vraiment. Je n’avais pas d’opinion à son sujet ; tu comprends, j’étais fils du pays, je n’avais jamais quitté le continent. Ce que j’en savais, on me l’avait dit, raconté, avec tout ce que ça pouvait comporter d’exagération, de fantasme, de mensonge. Et puis c’était tout. La question de savoir si c’était bien ou non, moral ou abject, humain ou inhumain, ne se posait pas. Ou du moins, elle ne se posait pas encore en ces termes. Le fond des choses, je n’en savais rien. Ça m’était étranger —non pas indifférent, mais étranger— et pourtant si proche. Je me demandais simplement ce que c’était, pourquoi ça cristallisait tant de passion, pourquoi c’était si mythique. Je veux que tu comprennes cela. Je n’étais pas un monstre, j’avais un cœur. Mais je ne savais pas, et encore moins ne me posais les questions qu’il fallait. L’ignorance, c’est le seul véritable péché capital. Les sept autres tournent autour du pot.
Merci, si émouvant: la transmission et combien je savoure cet essentiel péché capital à combattre : l’ignorance!!
Merci à Marie-Pierre et Maud !
Bravo
Très belles lectures.
Merci aux lectrices.
On attend la suite avec impatience