Un coup de cœur que je souhaite partager avec tous les amoureux du Beau : « Les yeux de Mona », paru chez Albin Michel début 2024.
Benoit
Thomas Schlesser, historien de l’Art à la culture gigantesque et bon pédagogue, a pris le temps, dix ans, pour décrire dans ce roman 52 œuvres coups de cœur, visibles dans les musées parisiens.
Il prend le prétexte d’une cécité qui menace une fillette pour nous proposer une visite guidée d’œuvres majeures exposées au Louvre, au Musée d’Orsay ou au Centre Beaubourg.
Nous suivons ainsi chaque mercredi la petite Mona et son grand-père qui s’est juré « sur ce qu’il y a de beau sur terre » de lui ouvrir les yeux sur la beauté avant qu’ils n’en soient plus capables.
Chaque chapitre du roman porte sur une peinture ou une sculpture qui est brillamment décrite puis commentée par un dialogue entre les deux protagonistes.
Ici, C’est un extrait du chapitre 19 qui décrit un tableau de William Turner.
Je vous propose tout d’abord d’observer attentivement le tableau en écoutant la description magistrale qu’en fait Thomas Schlesser. Ensuite, vous pourrez relire le texte à votre guise en recherchant les détails dans le tableau.
William Turner - Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain
C’était un paysage, mais comme filtré par une brume transparente. Il était d’une radiance extrême, infusant partout des gammes chromatiques chaudes. Au premier plan, une parcelle de terre était dépeinte sans la moindre touche de vert ou de marron : des jaunes et des orangés en traçaient le très vague contour, sans qu’il y eût nulle part de dessin. Cette parcelle enflait en un petit monticule à gauche avec, à ses pieds, suggéré par des virgules rouges, un personnage vaguement anthropomorphe allongé. Elle se bombait de la même manière à droite de la composition, et on y distinguait plus nettement, quoique tronqués par le cadre, deux troncs d’arbres et leurs feuillages. A peu près au centre de la parcelle, partant de la base du tableau, un sentier s’enfonçait en un léger virage dans la profondeur qui disparaissait très vite, barré par une zone plus saturée et brunâtre qui eût pu figurer un rocher dans l’ombre. En poursuivant la perspective du sentier mais dans le lointain, on tombait sur un fleuve qui cheminait jusqu’à un confluent. Pour y parvenir, il ondulait en deux méandres, un premier vers la gauche et un second vers la droite, dans une vallée aux crêtes plutôt basses. Dès la fin de la première courbe, les tonalités gris-bleu évoquant l’onde liquide se fondaient quasiment dans le jaune – quoique très pâle, mimosa, en cet endroit du tableau – mais elles réapparaissaient plus loin pour figurer le plan d’eau, lequel semblait – sans certitude – bordé par un peu de terre sur la droite et sur la ligne d’horizon. Cette ligne, malgré le flou notoire de sa situation exacte qu’entretenaient les nappes de peinture et l’absence de dessin, séparait le tableau en deux moitiés à peu près égales. Dans la partie haute, une gigantesque voile translucide, dont on pouvait imaginer qu’il était une suspension de cirrostratus, occupait l’espace sans le boucher. L’angle supérieur droit laissait voir un coin du firmament derrière les nuages dissipés.
Et voici maintenant un extrait du dialogue entre Mona et son érudit grand-père.
– C’est tellement beau, Dadé, s’émut [Mona]. On dirait un désert, c’est ça?
– Oui, on dirait, parce que le trait, le dessin, en sont complètement absents. L’huile aux tons vifs, très diluée, puis tamponnée par endroits avec un chiffon ou une éponge, donne en effet un aspect sablonneux à l’ensemble. On discerne bien un arbre mais on ne saisit rien des édifices qu’en principe l’artiste aurait dû au moins esquisser. Ce site, en réalité, n’est pas du tout un désert mais un paysage opulent et verdoyant du Pays de Galles : le confluent entre la rivière Wye et le fleuve Severn. Si l’on se fie à la géographie, les ruines médiévales du château de Chepstow devraient théoriquement être visibles sur le flanc droit de la vallée. Ses contours crénelés ont été submergés par les tempêtes de pigments dorés de Turner !
– Peut-être qu’il a triché parce qu’il ignorait comment les dessiner, dis ?
– Non, il n’a pas triché. Il n’aurait eu aucun mal, s’il l’avait souhaité, à poser ce château au cœur de ce décor vide. Il l’a d’ailleurs fait dans d’autres versions de ce paysage. Vois-tu, Turner s’est révélé très jeune un formidable dessinateur. […] Si doué qu’il intègre la prestigieuse école de la Royal Academy à quatorze ans et en devient membre à vingt-six – un record ! […] A l’époque, dans l’Angleterre de George III, la liberté n’est pas du tout une idée qui va de soi. Il fallait un certain tempérament pour la brandir, l’entretenir, en user. Et d’ailleurs, un des critiques les plus influents du temps de Turner lui reprocha de s’autoriser une trop grande latitude avec les teintes et la luminosité. Si, de nos jours, on estime qu’un artiste peut faire ce qu’il veut, il n’en a pas toujours été ainsi.
– Qu’est-ce qu’il fait de mal ici, Turner?
– Il ne fait rien de mal. Mais il exploite abondamment ce qu’on appelle le jaune de chrome, un pigment très riche et très modulable commercialisé au début du XIX° siècle. Turner a eu une véritable passion pour le jaune, c’était sa folie, son obsession. Ses tableaux sont des chatoiements d’ambre, d’ocre, de terre de Sienne, brunissant parfois jusqu’au fauve. Cette monomanie suscita bien des moqueries : un illustrateur le caricatura par exemple debout devant son chevalet, muni d’un gros balai et un pot de jaune à ses pieds ! Et puis cette luminosité presque diaphane – notamment là où commence la rivière, avec ses réverbérations blanches – lui vient d’une transgression des conventions : au lieu de préparer sa toile avec un fond sombre, Turner la préparait avec un fond clair.
Bernard Pivot disait du livre Le Parfum qu’il « sent à chaque page ». Les yeux de Mona, quant à lui, transpire et inspire la Beauté, à chaque chapitre.
Les yeux de Mona, un livre nécessaire, qui fait porter un autre regard sur les œuvres , qui se déguste page à page, chapitre après chapitre, ou au gré des œuvres connues, ou encore avant, ou après une visite au musée… Un livre à conserver à portée de main.
Benoit
Quelle belle envie nous est donnée,avec cet extrait, de lire, de regarder, d’ écouter nos sens, de plonger nos yeux dans les tableaux…
Merci et à bientôt !
Bonjour!
Une merveille ce livre : donner des yeux du coeur à l’émotion par l’art!
Combien d’ados ont ouvert leurs yeux de « bien voyants » quand lors de nos entretiens avec eux par la description de tableaux ils arrivaient à exprimer leurs émois.
Bonjour, j’ai lu ce livre, il y a quelques mois. J’ai éprouvé, au cours des premiers chapitres, une petite lassitude… (je m’en explique après ! ) Et puis avançant dans le livre vers des œuvres moins connues de moi, j’ai grandement apprécié les descriptions puis les échanges entre ce grand-père inquiet et sa petite-fille curieuse et éveillée. Ils m’ont donné envie d’aller les contempler.
Je pense que pour bien apprécier le livre, il faut vraiment avoir une édition en couleurs, ce qui n’était pas le cas du livre que j’ai eu entre les mains. Cela explique en grande partie mon ressenti concernant les premiers chapitres. Ou alors, prendre le temps de chercher des reproductions pour pouvoir faire les allers et retours entre le texte et l’œuvre.
Bonne et belle lecture !
J’ai moi aussi été déçu par les trop petites reproductions des oeuvres ; je crois qu’il n’existe pas d’autre édition, dommage. Alors, j’ai fait comme tu dis, j’ai recherché et observé sur grand écran des reproductions ; ça en vaut vraiment la peine ! Et comme il m’arrive de fréquenter des musées, je « révise » avant visite.
Pas certain de s’attarder sur ce tableau et d’y voir tout ce que l’auteur nous montre. Merci pour cette belle rencontre.
J’ai beaucoup aimé ce livre qui est aussi une rétrospective de l’histoire de l’art.
J’ai admiré les tableaux munie d’une loupe et eu aussi envie de retourner au Louvre.
Quel merveilleux moment de lecture.
Jeanne