Si j’en crois les réactions à l’article précédent, mon coup de cœur pour « Les yeux de Mona » est partagé de ce côté du Web !
Alors je ne résiste pas à la tentation de vous en offrir un autre extrait.
Benoit
« Les yeux de Mona », paru chez Albin Michel début 2024.
Thomas Schlesser, historien de l’Art à la culture gigantesque et bon pédagogue, a pris le temps, dix ans, pour décrire dans ce roman 52 œuvres coups de cœur, visibles dans les musées parisiens.
Il prend le prétexte d’une cécité qui menace une fillette pour nous proposer une visite guidée d’œuvres majeures exposées au Louvre, au Musée d’Orsay ou au Centre Beaubourg.
Nous suivons ainsi chaque mercredi la petite Mona et son grand-père qui s’est juré « sur ce qu’il y a de beau sur terre » de lui ouvrir les yeux sur la beauté avant qu’ils n’en soient plus capables.
Chaque chapitre du roman porte sur une peinture ou une sculpture qui est brillamment décrite puis commentée par un dialogue entre les deux protagonistes.
Voici un extrait du chapitre 43 qui décrit avec talent un tableau célèbre de Pablo Picasso.
Il y avait deux femmes : l’une à l’horizontale allongée nue sur un lit, bien centrale dans la composition, et l’autre assise sur une chaise sur la droite, au premier plan, tenant par le manche une mandoline sans en jouer. A gauche, un cadre vide en bois était posé au sol. Tout cela, on pouvait le discerner, certes, mais au prix d’un certain effort car rien, dans la peinture, n’était rendu de façon souple ou réaliste. Tout était figuré en facettes et en fractures de manière extrêmement anguleuse (têtes, mentons, genoux et coudes étaient traités en pointes et non en arrondis) et baignait dans une atmosphère sombre. L’arrière-plan, qui ne consistait qu’en une architecture dépouillée construite avec des perspectives aberrantes, était tout en nuances de bruns, de gris, de noirs et de marron. La chair du modèle allongé tournait au beige maladif et la joueuse de mandoline avait la peau bleue et portait un chignon vert. Le lit et la chaise ne dégageaient aucun confort. Mais, surtout, les corps humains étaient d’une profonde étrangeté. Au lieu de l’emplacement habituel des attributs physiques, ceux-ci se combinaient sans respect de la symétrie ni de l’anatomie telles qu’on les connait. Les yeux se trouvaient au sommet du front et en décalage l’un par rapport à l’autre, la bouche n’était qu’un trait sans lèvres, et des permutations troublaient la lecture : par exemple, la femme allongée paraissait tout à la fois se tourner vers le spectateur de sorte que l’on pouvait voir son pubis mais son flanc était surmonté des deux arcs de ses fesses comme si elles étaient peintes en raccourci depuis les pieds ou la tête. De même, chez l’un et l’autre modèle, l’épaule et le sein semblaient se confondre. Les notions de face, de profil, de trois quarts, de relief et d’aplat, de profondeur et de surface coïncidaient toutes et toutes volaient en éclat, comme s’il s’agissait du reflet d’un miroir brisé.
Depuis près d’un an, au fil des semaines, la petite Mona a profité des enseignements de son grand-père, Henry. Elle est maintenant presque capable de « décoder » elle-même une oeuvre de Picasso…
L’Aubade de Pablo Picasso emporta Mona dans un ravissement ininterrompu pendant de longs instants. Elle comprit tout de suite que ces deux femmes, dans une visée traditionnelle ou académique, auraient été le support d’une certaine beauté, d’une lascivité douce et onctueuse. Or, ici, l’excitation qu’elles inspiraient provenait de leur aspect détraqué, presque monstrueux, et de l’expressivité de la peinture elle-même, dont chaque ligne, chaque épaisseur, chaque couleur accrochait l’attention. […]
– En 1940, attaqua Henry, la France perdit la guerre contre les nazis et Paris se retrouva occupée. C’était une atmosphère étrange et asphyxiante partout dans la ville car une puissance ennemie, violente, raciste, antisémite, faisait taire les voix de la liberté. Or, Picasso comptait parmi ces voix. Espagnol, né à Malaga en 1881, fils de peintre, il avait d’abord été un exceptionnel technicien, doué d’une maîtrise picturale très précoce. « Quand j’étais enfant, disait-il, je dessinais comme Raphaël, mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant ». […]
– Je parie qu’on croyait qu’il voulait faire du mal à la peinture, Picasso. Mais il l’aimait plus que tout. […] Je sais ce que tu vas dire, Dadé : ce cadre, sur la gauche. Normalement, il devait entourer un tableau ou quelque chose comme ça. Mais là, il est tout seul… Et ça, c’est le symbole de l’artiste qui arrête de peindre…
– C’est l’artiste qui se tait. Picasso était une voix de la liberté et il en était réduit au silence, de même que la femme à droite tient sa mandoline sans en jouer.
Merci pour l’envoi et merci pour les commentaires en retour ! C’est enrichissant de vous lire
Bonjour!
Oui, la peinture, un sujet parfois « à expliquer », ce n’est pas inné d’interpréter l’ART mais qui pourtant est si essentiel.
Deux souvenirs si forts lors de mon accompagnement : avec une collégienne en 5éme, son devoir: « créer un slogan d’après un tableau de votre choix » je lui présente un tableau de Gauguin et celui de « la promenade de Chagall » qu’elle choisit. Nous en parlons, elle s’exprime et je suis tout à coup effrayée : Comment vais-je pouvoir la guider pour créer ce slogan ? Je ressens une trouille de ne pas pouvoir l’aider, comment résumer par une phrase percutante ce tableau? En cinq minutes elle s’exclame : »si vous voulez voyager, allez chez Chagall » elle a eu une bonne note et j’en garde encore le même émerveillement !
Aussi avec le même tableau, cinq femmes blessées par la vie, aucune n’aurait pu se rencontrer, quatre sont ravies par les couleurs, l’idée d’un amour radieux, je les écoute mais l’une d’elle : « ah, non, elle est prisonnière cette fiancée, regardez ce fil qui retient la fiancée et de l’autre main cet homme tient prisonnier dans son poing un oiseau ! elle est prisonnière cette fiancée! ». Même à moi-même ce « détail » m’avait échappé. Quelle émotion, cette femme était « des gens du voyage »!
J’avais envie de partager ces doux moments avec vous.
Merci pour ce partage. Je fais avec d autres bénévoles des lectures à voix haute au centre pénitentiaire de Riom et le thème de notre prochaine lecture est la visite au musée. Nous avons collecté des textes sur Cézanne, Monet et ce texte sur Picasso tombe à point nommé. Merci pour votre travail qui me fait découvrir de beaux textes.