Entre le 21 août 1944 et le 3 juin 1947, Albert Camus est rédacteur en chef et éditorialiste à Combat. C’est la totalité de ses 165 articles qui est publiée ici.
Plus de cinquante ans après leur publication, et bien qu’ils soient intimement liés aux événements historiques de leur temps mouvementé, dont ils reflètent parfaitement les espoirs et les désillusions, ces textes n’ont rien perdu de leur force ni de leur actualité. Ils nous transmettent le témoignage lucide d’un journaliste conscient de ses responsabilités sur une époque où, au sortir de l’Occupation, il faut à la fois réorganiser la vie quotidienne et dessiner l’avenir de le France et de l’Europe.
Camus aborde de multiples sujets : la politique intérieure ; l’épuration ; la politique étrangère ; droits, les devoirs et le rôle d’une nouvelle presse ; la politique coloniale, et en particulier, la nécessité de doter l’Algérie d’un nouveau statut… Sur tous ces points et sur bien d’autres, Camus ne se contente pas d’informer ; il réagit, et sa pensée, avertie, profonde, vigilante, peut éclairer et enrichir notre réflexion d’aujourd’hui.
Les articles de Camus à Combat font entendre la voix passionnée d’un écrivain face à l’histoire, d’un homme épris de justice, de liberté, de vérité, obstinément soucieux d’introduire la morale en politique, et d’exiger le respect de la dignité humaine ; une voix qui continue à résonner dans la conscience contemporaine.
(4ème de couverture)
Albert CAMUS Camus à COMBAT Ed. Gallimard 2002
Cahiers Albert camus
Editoriaux et articles d’Albert Camus 1944-1947
Edition établie présentée et annotée par Jacqueline Levi-Valensi
Extrait p.142/144
21 août 1944
De la résistance à la Révolution
Il a fallu cinq années de lutte obstinée et silencieuse pour qu’un journal, né de l’esprit de résistance, publié sans interruption à travers tous les dangers de la clandestinité, puisse paraître enfin au grand jour dans un Paris libéré de sa honte. Cela ne peut s’écrire sans émotion. Cette joie bouleversée qu’on commence à lire sur le visage des parisiens est aussi, et plus encore peut-être, la nôtre. Mais la tâche des hommes de la résistance n’est pas terminée. Il y a eu le temps de l’épreuve et nous envoyons la fin. Il nous est facile de donner son temps à la joie. Elle prend dans nos cœurs la place que pendant cinq années y a tenue l’espérance. Là aussi, nous serons fidèles. Mais le temps qui vient maintenant est celui de l’effort en commun. La tâche qui nous attend est d’un tel ordre et d’une telle grandeur qu’elle nous contraint de faire taire le cri de notre joie pour réfléchir aux destinées de ce pays pour lequel nous nous sommes tant battus. Au premier jour de sa parution publique, le dessein des hommes de Combat est de dire aussi haut et aussi net que possible ce que cinq années d’entêtement et de vérité leur ont appris sur la grandeur et les faiblesses de la France.
Ces années n’ont pas été inutiles. Les Français qui y sont entrés par le simple réflexe d’un honneur humilié en sortent avec une science supérieure qui leur fait mettre désormais au-dessus de tout l’intelligence, le courage et la vérité du cœur humain. Et ils savent que ses exigences d’apparence si générale leur créent des obligations quotidiennes sur le plan moral et politique. Pour tout dire, n’ayant qu’une fois en 1940, ils ont une politique, au sens noble du terme, en 1944. Ayant commencé par la résistance, ils veulent en finir par la Révolution.
CE QUE NOUS SAVONS
Nous ne croyons ni aux principes tout faits ni aux plans théoriques. C’est dans les jours qui viendront, par nos articles successifs comme par nos actes, que nous définirons le contenu de ce mot Révolution. Mais pour le moment il donne son sens à notre goût de l’énergie et de l’honneur, à notre décision d’en finir avec l’esprit de médiocrité et les puissances d’argent, avec un État social ou la classe dirigeante a trahi tous ses devoirs et a manqué à la fois d’intelligence et de cœur. Nous voulons réaliser sans délai une vraie démocratie populaire et ouvrière. Dans cette alliance, la démocratie apportera les principes de la liberté et le peuple la foi et le courage sans lesquels la liberté n’est rien. Nous pensons que toute politique qui se sépare de la classe ouvrière et vaine. La France sera demain ce que sera sa classe ouvrière.
CE QUE NOUS VOULONS
Voilà pourquoi nous voulons obtenir immédiatement la mise en œuvre d’une Constitution où la liberté et la justice recouvrent toutes leurs garanties, les réformes des structures profondes sans lesquelles une politique de liberté est une duperie, la destruction impitoyable des trusts et des puissances d’argent, la définition d’une politique étrangère basée sur l’honneur et la fidélité à tous nos alliés sans exception. Dans l’état actuel des choses, cela s’appelle une Révolution. Il est probable qu’elle pourra se faire dans l’ordre et dans le calme. Mais, de toute façon, c’est à ce prix seulement que la France reprendra ce pur visage que nous avons aimé ai défendu par-dessus tout.
Bien des choses dans ce monde bouleversé ne dépendent plus de nous. Mais notre honneur, notre justice, le bonheur des plus humbles d’entre nous, cela nous appartient en propre. Et c’est par la sauvegarde ou la création de ces valeurs, par la destruction sans faiblesse d’institutions et de clans qui se sont attachés à les nier, par l’esprit révolutionnaire issu de la résistance, que nous donnerons au monde et à nous-mêmes l’image et l’exemple d’une nation sauvée de ses pires erreurs, surgissant de cinq années d’humiliations et de sacrifices avec le jeune visage de la grandeur retrouvée.
Complément d’information sur le journal clandestin Combat (tiré de Retronews -site de la presse de la BNF) (https://www.retronews.fr/)
Journal créé en pleine Seconde Guerre mondiale, Combat est devenu après-guerre un titre mythique de la presse française, accueillant des signatures aussi prestigieuses que celles d’Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, André Malraux ou Georges
Son premier numéro paraît en décembre 1941, alors que la France est coupée en deux zones. En zone nord, sous tutelle allemande, la presse est soumise à l’occupant. En zone sud, elle subit le contrôle des autorités de Vichy : c’est là que naît Combat, à côté d’autres publications clandestines comme Libération, Le Franc-Tireur, Les Cahiers de Témoignage chrétien, Les Lettres françaises…
Bataille. Un prestige qu’il doit aussi aussi à son origine : Combat fut avant tout l’un des plus grands titres de la presse résistante.
Editorial du numéro de décembre 1941 /
« La rédaction de “Combat » présente aux Français le dernier-né des journaux clandestins. Dès le premier numéro, elle entend informer ses lecteurs des buts qu’elle poursuit et des moyens qu’elle emploiera. Sa position étant ainsi clairement définie, chaque Français pourra choisir : il sera avec ou contre nous […].
Le Journal Combat appelle les Français à la lutte. Il les convie à s’unir pour vaincre l’esprit de soumission et préparer l’appel aux armes. Notre combat sera mené contre l’Allemagne d’abord, mais aussi contre quiconque pactisera avec elle et, consciemment ou non, se fera son auxiliaire dans notre malheur. »
En mai 1944, Combat connaît une diffusion considérable : il tire à plus de 250 000 exemplaires. Le numéro 59, qui paraît le 21 août, est historique : la libération de Paris est annoncée en première page.