En complément de notre lecture scénique « le droit d’être un enfant », et en illustration littéraire du droit à une vie privée, voici le premier épisode des extraits du roman de Delphine de Vigan « Les enfants sont rois « .

Le roman commence par une évocation de la finale de l’émission de télévision « Loft Story » au début des années 2000.

Les enfants sont rois - épisode 1 : C'est là que tout avait commencé

by Delphine de Vigan - lu par Benoit | musique : Hunza (handpan solo)

À quelques minutes de leur libération, après soixante-dix jours enfermés dans un espace clos de murs – une villa en préfabriqué, un faux jardin et un vrai poulailler -, les quatre derniers candidats avaient été réunis dans le vaste salon […]. L’animateur, dont la carrière venait de prendre une tournure aussi phénoménale qu’inattendue, rappela avec exaltation que le moment crucial, tant espéré, était – enfin – arrivé : « Je pars de dix et à zéro vous êtes dehors ! » […] « quatre, trois, deux, un, zéro ! » […]

À présent, l’animateur s’époumonait pour couvrir le bruit de la foule massée à l’extérieur […] « Ils sont dehors ! Ils arrivent ! Soixante-dix jours et retour sur terre pour Laure, Loana, Christophe et Jean-Édouard ! » […].

Ils étaient dehors, oui, dans un dehors qui ressemblait encore étrangement à un dedans. Une horde surexcitée se pressait derrière des barrières, des photographes tentaient de s’approcher, des gens qu’ils ne connaissaient pas quémandaient des autographes, des journalistes tendaient des micros. Certains agitaient des banderoles ou des pancartes avec leurs prénoms, d’autres les filmaient […].

Ce qu’on leur avait promis s’était produit. En quelques semaines, ils étaient devenus célèbres. […]

Un peu plus tard, alors que les deux vainqueurs avaient été désignés par les téléspectateurs et que tous rejoignaient le lieu secret où devait se poursuivre la soirée, un ballet de voitures noires, suivies par des motards équipés de caméras, quitta la Plaine Saint-Denis. […]

« Tout le monde nous aime, c’est génial ! » déclara Christophe, l’un des deux gagnants […]

Loana [,l’autre élue,] descendit de la voiture, vêtue d’un petit haut rose pâle en mailles de crochet et d’un jean délavé. Perchée sur des talons compensés, elle déplia son corps spectaculaire et regarda autour d’elle. Dans ses yeux, d’aucuns perçurent une forme d’absence. Ou de perplexité. Ou bien l’annonce tragique d’un destin. […]

Onze millions de spectateurs suivaient ce soir-là la finale de Loft Story. Jamais une émission télévisée n’avait suscité autant de passion […].

« Il y aura un avant et un après », avait-on lu ici ou là.

Ils voulaient passer à la télévision pour être connus. Ils étaient maintenant connus pour être passés à la télévision. À jamais, ils resteraient les premiers. Les pionniers.

Vingt ans plus tard, les moments cultes de la première saison […] seraient disponibles sur YouTube. Sous l’une de ces vidéos, le tout premier commentaire rédigé par un internaute résonnait comme un oracle: « L’époque où on a ouvert les portes de l’enfer  ».

Peut-être, en effet, était-ce au cours de ces quelques semaines que tout avait commencé. Cette perméabilité de l’écran. Ce passage rendu possible de la position de celui qui regarde à celui qui est regardé. Cette volonté d’être vu, reconnu, admiré. Cette idée que c’était à la portée de tous, de chacun. Nul besoin de fabriquer, de créer, d’inventer pour avoir droit à son « quart d’heure de célébrité ». Il suffisait de se montrer et de rester dans le cadre ou face à l’objectif. […]

Oui, c’est là que tout avait commencé.

Qu’est-ce qui avait bien pu commencer en ce début de millénaire ? Une émission de télévision pourrait-elle influencer, sinon le cours de l’Histoire, du moins le mode de vie d’une génération ?

A suivre dans le prochain épisode