En complément de notre lecture scénique « le droit d’être un enfant », et en illustration littéraire du droit à une vie privée, voici le troisième épisode des extraits du roman de Delphine de Vigan « Les enfants sont rois« .
Dix-huit ans après l’émission Loft Story qui avait marqué le début d’une nouvelle ère (cf premier épisode), la passion de Mélanie Claux, devenue adulte, a glissé de la télévision aux réseaux sociaux ; elle y expose quotidiennement ses deux jeunes enfants (cf deuxième épisode). Mais un jour la petite Kimmy disparaît dans la résidence familiale…
Les enfants sont rois - épisode 3 : interrogatoire de Mélanie
Dans le bureau du commissaire, après avoir demandé qu’on lui apporte une boisson chaude, Mélanie Claux fut entendue pour la première fois. […]
[Le commissaire] laissa le silence prendre possession de la pièce, non pas un silence suspicieux – bien que les parents soient toujours les premiers suspects en cas de disparition d’enfant-, plutôt quelque chose de neutre, vacant, qui demandait à être meublé […].
Mélanie finit par lever les yeux vers lui.
– Nous sommes célèbres, vous savez. Les enfants et moi. Très célèbres… Je suis sûre que c’est lié. […] La plupart des gens nous aiment. Ils nous le disent, nous l’écrivent, ils font des centaines de kilomètres pour nous voir… C’est fou, tout cet amour qu’on reçoit. Vous ne pouvez pas imaginer. Mais récemment, il y a eu des rumeurs, des médisances, et maintenant certaines personnes nous en veulent. Nous veulent du mal. Parce qu’elles sont jalouses…
– Jalouses de quoi, madame Claux? demanda-t-il aussi doucement que possible.
– De notre bonheur.
– En dehors de vos voisins, est-ce que quelqu’un pouvait savoir que les enfants étaient en train de jouer dehors ?
– Eh bien non… enfin si. Parce que j’avais posté une story. C’est une petite vidéo qu’on publie sur lnstagram. Éphémère. Elle ne reste en ligne que pendant vingt-quatre heures. Tandis que les posts, des photos ou des vidéos, restent tout le temps.
– Une story, c’est une histoire?
– Non, pas vraiment… ce sont plutôt des moments de la vie quotidienne qu’on partage avec sa communauté, vous voyez? C’est-à-dire avec les gens qui nous suivent, les abonnés. J’en ai posté une quand les enfants sont descendus, j’ai juste dit qu’ils jouaient dehors et que ça me laissait un peu de temps pour souffler et préparer le dîner. J’en avais aussi posté une à Vélizy 2, quand on a acheté les baskets de Kimmy parce que nous avons un partenariat avec Nike, alors je dois montrer les produits, vous voyez, enfin c’est un peu compliqué à expliquer… […]
– Les gens qui vous suivent connaissent-ils votre adresse?
– Non, non. Pas du tout. Enfin, peut-être certains, parce que ça se sait, à l’école, dans la résidence, les gens savent qui on est. Nous sommes connus, alors peut-être qu’ils en parlent autour d’eux, qu’ils se vantent d’habiter dans la même résidence que Kim et Sam. Je ne les laisse pas souvent jouer dehors, parce que certains enfants se moquent d’eux. Les enfants sont cruels entre eux, vous savez. Ou alors les parents racontent n’importe quoi et les enfants répètent ensuite. Un jour, des gamins de la résidence s’en sont pris à Sammy, ils lui ont dit des choses méchantes, horribles même. Je lui ai interdit de les voir, de leur parler. Mais aujourd’hui, ce n’était pas la même bande qui jouait dehors, […] c’est pour ça que j’ai dit oui… […]
– […] votre fils est venu vous prévenir qu’il ne trouvait plus sa sœur, c’est bien cela?
– Oui, je crois. Quand il est remonté, […] je m’apprêtais à les appeler par la fenêtre. On est au deuxième étage et je les avais entendus juste en dessous quelques minutes plus tôt. Sammy avait du travail à faire pour l’école, même pendant les vacances, je préfère qu’il ne prenne pas de retard, et le vendredi normalement, c’est le jour où on poste notre vidéo sur YouTube, alors on doit faire une story sur lnstagram pour prévenir qu’on a mis la vidéo en ligne.
La « jalousie » du « succès » médiatique peut-elle justifier un rapt d’enfant ? La mère de la petite Kimmy est-elle seulement victime de cette disparition ?