En complément de notre lecture scénique « le droit d’être un enfant », et en illustration littéraire du droit à une vie privée, voici le quatrième épisode des extraits du roman de Delphine de Vigan « Les enfants sont rois « .
Dix-huit ans après Loft Story qui avait marqué le début d’une nouvelle ère (cf épisode 1), la passion de Mélanie Claux, devenue adulte, s’est porté sur les réseaux sociaux ; elle y expose quotidiennement ses jeunes enfants, à des fins lucratives. Après la disparition de la petite Kimmy (cf épisode 2), la police enquête (cf épisode 3), certains lancent des alertes (cf épisode 4), des influenceurs parlent (cf épisode 5).
Kimmy, maintenant adulte, témoigne.
Les enfants sont rois - épisode 6 : la rançon de la gloire
Kimmy, maintenant adulte, se confie à la policière qui avait enquêté sur sa disparition alors qu’elle était une enfant influenceuse malgré elle.
– Ma mère a attendu. Le temps que ça se tasse. Le temps que les médias s’intéressent à autre chose. Elle a laissé passer Noël et puis l’hiver tout entier. Pendant quelques semaines, quelques mois, on a vécu une sorte de parenthèse. C’était étrange, vous savez, d’avoir le temps. Avoir le temps de s’ennuyer, avoir le temps de se demander ce qu’on va faire, avoir le temps de ne rien faire du tout. Ma mère le vivait mal. Elle avait une peur panique d’être oubliée. Devenir invisible, ça voulait dire disparaître. Vers le mois de mars, je crois, elle nous a proposé un Yes Challenge. Pour s’amuser. Non pas s’amuser entre nous, dans l’intimité, comme la plupart des familles, non. S’amuser et filmer. Gagner du fric en s’amusant. Avant l’enlèvement, notre dernière vidéo de ce genre avait été vue vingt millions de fois. Les gamins qui nous regardaient adoraient ça. Vous imaginez, pendant une journée, voir des parents qui disent oui à tout? C’est le rêve de n’importe quel gosse. Sans parler du retour de la pauvre petite fille kidnappée. Le scénario était en or et c’était le buzz assuré. D’ailleurs, à peine postée, la vidéo a battu tous nos records. […]
Alors on a recommencé. D’abord une petite story de temps en temps. Pour rassurer les fans. « Mais oui mes chéris, Kimmy va très bien et elle vous fait plein de poutous-bisous. N’est-ce pas, mon petit chat, tu fais des gros poutous-bisous ? »
Kimmy imite à la perfection la voix de sa mère cette gaieté nasillarde, contrefaite, qu’elle module avec habileté. […]
– Le rythme s’est accéléré.[…] Les médias nous avaient déjà oubliés. Mais pas les fans. Les fans étaient en manque. Vous croyez que je pouvais dire à ma mère « Sors de ma chambre avec ton putain de téléphone et tes putains de chéris […] » ? Non, c’est clair, un enfant ne parle pas comme ça. Ne pense pas à ça. Mais aujourd’hui j’ai dix-huit ans et je parle comme ça. La moitié des gens que je rencontre croit savoir mieux que moi qui je suis. Et si, par chance, ils m’ont ratée, il leur suffit de quatre clics pour me trouver en culotte ou en tutu, ou en train de manger des chips sans les mains à même la table, comme un animal.
Le visage de Kimmy s’est durci.
– Vous pensez qu’un enfant de deux ans, quatre ans, dix ans peut réellement vouloir ça ? Qu’il se rend compte de ce qu’il fait ? […] La vérité, c’est que la chaîne venait de gagner un nouveau million d’abonnés. Alors petit à petit, on a recommencé. Oui, au bout de quelques mois, les tournages, les parcs d’attractions, les dédicaces, tout a recommencé. […]
– Comment se faire des amis quand on ne partage rien de leur vie et qu’ils regardent la nôtre à travers un écran ? On était seuls. On était à part. Admirés ou détestés, adulés ou insultés. « La rançon de la gloire », disait-elle… Mais ce n’est pas le pire. Le pire, c’est que nulle part on n’était à l’abri. Nulle part hors de sa portée. […]
Les enfants sont rois - épisode 6 : j'ai décidé de m'appeler Karine
Suite du témoignage de Kimmy, maintenant adulte.
La jeune femme boit d’un trait et se rassoit. Elle est venue pour parler et elle n’en a pas terminé.
– À huit ou neuf ans, j’ai commencé à avoir un tic nerveux. Un clignement incontrôlé des paupières qu’on voit sur les vidéos, quand je suis face caméra. Après m’avoir emmenée chez plusieurs spécialistes – ils préconisaient le repos et la patience, car la plupart de ces tics sont transitoires chez l’enfant -, ma mère a décidé que Sammy continuerait seul les vidéos d’unboxing. De mon côté, je participerais à d’autres formats, dans lesquels mon problème serait moins visible. Pendant quelque temps, Sammy a ouvert seul les paquets et les œufs surprises. C’est à cette époque qu’on a tourné presque tous les 24 h Challenge, qui marchaient très fort sur les autres chaînes familiales : 24 h dans un carton, 24 h dans la douche, 24 h dans un château gonflable, 24 h dans la cabane en tissu… On s’amusait comme des fous… […]
– Quand le tic a disparu, j’ai commencé à avoir des plaques sur le visage. En quelques semaines, l’eczéma s’est développé. Sur les mains, sur le cou, sur le ventre, une peau de crocodile à faire peur. Ma mère a essayé le maquillage mais n’importe quel produit cosmétique aggravait le symptôme. Alors peu à peu, Sammy est devenu le héros de Happy Récré et j’ai disparu de la chaîne. Vers treize ou quatorze ans, J’ai commence à fumer des pétards et je me suis tapé la moitié des garçons du lycée d’à côté. L’eczéma est parti, mais je n’avais plus rien de la petite fille modèle que ma mère aimait exhiber. Le costume de princesse était salement déchiré et mon humeur plus du tout compatible avec le décor. Je suis devenue une adolescente presque comme les autres, insolente et en rébellion contre ses parents. […] Après plusieurs disputes, contre l’avis de ma mère, mon père a accepté de m’envoyer en internat. Une fois là-bas, je me suis teint les cheveux en noir ébène et j’ai décidé de m’appeler Karine. J’ai prévenu le proviseur et les professeurs, j’ai dit que c’était une question de vie ou de mort. Quand on me demandait si j’étais Kimmy Diore, je répondais que c’était ma cousine, et une vraie connasse. Les élèves ont vite compris qu’il ne fallait pas insister. Certaines filles ont continué à se moquer de moi à voix basse ou sur les réseaux sociaux, je m’en foutais. Ma peau était lisse et je respirais. Happy Récré s’est arrêtée. Bien sûr, ma mère a maintenu son compte sur Instagram pour tous les happy fans qui voulaient avoir des nouvelles de la famille. Et elle a continué à raconter sa vie rêvée embellie par les filtres et les pluies de paillettes. Et puis il y avait Sammy. Il avait sa chaîne à lui, qui marchait de mieux en mieux. Quand je suis partie, elle est devenue sa coach, sa styliste, sa directrice financière. Sammy n’a jamais rien remis en question. Elle lui a dit qu’il vivait une vie exceptionnelle, formidable, et il l’a crue.
Malgré son enfance surexposée et son enlèvement à l’âge de 6 ans, la petite Kimmy devenue adulte a su prendre ses distances par rapport à son passé d’influenceuse malgré elle.
Qu’en est-il pour son frère ?