En complément de notre lecture scénique « le droit d’être un enfant », et en illustration littéraire du droit à une vie privée, voici le septième épisode des extraits du roman de Delphine de Vigan « Les enfants sont rois « .

Dix-huit ans après Loft Story qui avait marqué le début d’une nouvelle ère (cf épisode 1), la passion de Mélanie Claux, devenue adulte, s’est portée sur les réseaux sociaux ; elle y expose quotidiennement ses jeunes enfants,​ à des fins lucratives. Après la disparition de la petite Kimmy (cf épisode 2), la police enquête (cf épisode 3), certains lancent des alertes (cf épisode 4), des influenceurs parlent (cf épisode 5).

A l’âge adulte, Kimmy témoigne (cf épisode 6). Sammy quant à lui, se confie à un psychiatre.

Les enfants sont rois - épisode 7 : la rançon de la gloire

par Delphine de Vigan - lu par Benoit | musique : Hunza (handpan solo)

Sammy, maintenant adulte, confie son mal être au docteur Santiago, psychiatre, qu’il a fait venir à son domicile. Son mal prend ses racines au temps où il était un enfant influenceur malgré lui.

– Je ne peux pas continuer comme ça. Traqué, sans cesse. Partout. Je ne peux plus… Vous savez que je suis filmé depuis que j’ai six ans?

Santiago considère qu’il s’agit d’une vraie question, à laquelle il ne peut pas se dérober.

– Oui, enfin je sais que vous avez tourné de nombreuses vidéos avec votre famille pour différentes plateformes, notamment YouTube et Instagram.

Sammy semble soulagé de ne pas avoir à raconter l’histoire depuis le début.

– Le problème, c’est qu’elle a perdu le contrôle. […] Ma mère… […] C’est elle qui gérait tout. Pendant longtemps. Aujourd’hui, elle ne maîtrise plus rien. Aujourd’hui toute ma vie est retransmise en direct, j’ignore où et par qui. Il y a de fortes chances pour que ce soit une plateforme payante. Je ne sais pas laquelle, ni comment ces gens communiquent avec leurs abonnés. Quoi que je fasse, où que j’aille, je suis filmé. Je me suis réfugié ici chez moi, parce que c’est le seul endroit qu’ils n’ont pas réussi à piéger. J’ai tout vérifié : les meubles, les murs et les quelques objets que j’ai dû garder. Mais je ne suis pas certain que nous ne soyons pas filmés au moment même où je vous parle. Peut-être faites-vous partie des leurs… Tous les gens que j’ai côtoyés dernièrement étaient équipés de caméras rétiniennes. Tous. Je ne peux pas être certain de votre honnêteté mais, de toute façon, au point où j’en suis, je n’ai pas le choix.

Santiago juge qu’il est temps de sortir du silence.

– Vous pouvez avoir toute confiance en moi, Sammy. Je n’appartiens à aucune organisation, je ne suis équipé d’aucun matériel, et par ailleurs je suis soumis au secret médical. Est-ce que c’est bien clair pour vous?

À son tour, Sammy se contente d’acquiescer.

– Vous m’avez parlé au téléphone d’une jeune interne de Saint-Anne avec laquelle vous avez été en contact… vous l’avez vue à l’hôpital?

– C’est à cause de la boulangerie.

– Oui …

– Eux aussi ils ont des caméras. C’est supposé être de la vidéoprotection, sauf qu’aujourd’hui aucun système ne peut résister au piratage. Pareil pour les transports, les municipalités. Les gens croient que la CNIL peut les protéger mais elle n’y peut rien. Elle est dépassée depuis longtemps. Toutes les sociétés se font voler leurs images, quand elles ne les vendent pas… Il y a deux mois, je suis descendu acheter des croissants. Je venais d’entrer dans le magasin quand j’ai vu la caméra qui pivotait vers moi avec son œil, qui s’est ouvert d’un seul coup. Prêt à m’engloutir. Je ne sais pas ce qui s’est passé. J’ai craqué. Je me souviens seulement des cris. Je me disais « Qui crie comme ça? », c’était insupportable. J’ai appris plus tard que c’était moi. Les pompiers sont venus et ils m’ont emmené à l’hôpital. J’ai tout expliqué à l’interne. Elle m’a dit que je devais rester un peu, le temps de me reposer. Que j’avais besoin de sommeil. Elle avait raison. Mais j’ai refusé. Ils étaient capables de me droguer et de vendre les images.

– Vous pensiez qu’elle était complice?

– Pas elle, non, je ne crois pas. Elle fait juste partie de ces gens qui ne veulent pas voir la vérité. Qui ne veulent pas savoir à quoi ça sert, tout ça. Car parmi le personnel, n’importe qui pouvait l’être. Alors je suis rentré chez moi. Et depuis, je ne suis pas ressorti.

Les enfants sont rois - épisode 7 : on n'arrête pas comme ça !

par Delphine de Vigan - lu par Benoit | musique : Hunza (handpan solo)

Suite de l’entretien entre Sammy et le docteur Santiago, psychiatre.

– Elle vous a prescrit des médicaments ?

– Des anxiolytiques, mais je ne les ai pas pris. J’ai peur que ça endorme ma vigilance, n’est-ce pas?

– Vous me montrerez l’ordonnance et on en reparlera.

Santiago sait que c’est maintenant à lui de jouer. De montrer qu’il est capable d’entendre les propos de son patient, sans toutefois le conforter dans son délire.

– Sammy, j’aimerais revenir sur une ou deux choses si vous le voulez bien, pour comprendre ce qui vous arrive aujourd’hui. Vous avez été filmé pendant votre enfance pour la chaîne YouTube dont votre mère s’occupait. Ensuite, vous avez eu votre propre chaîne, qui marchait très bien. Je crois que vous testiez des jeux vidéo et que vous donniez des conseils pour devenir influenceur c’est bien cela? · ‘

– Oui, oui. Entre autres choses.

– Et vous avez tout arrêté, il y a plusieurs années du jour au lendemain.

– Oui.

– Vous voulez me raconter ?

– Quand j’étais au collège ou au lycée, tout le monde voulait devenir youtubeur. La plupart des élèves rêvaient de vivre ma vie. De faire un selfie avec moi, d’être invités chez moi… Bien sûr, il y en a toujours eu pour se foutre de ma gueule. […] J’ai compris très vite que je ne serais jamais comme eux. C’était le prix à payer.

Mais sur les réseaux, c’était la haine. J’ai même reçu des menaces de mort. J’ai tenu bon, vous savez. Ce n’est pas pour ça que j’ai arrêté. Ça, c’est ce que les gens aiment raconter. Les gens veulent croire que j’ai fait une dépression à cause des haters, ou parce que Michou a toujours eu plus de followers que moi. C’est faux.

 

– Que s’est-il passé ?

– L’année dernière, j’ai rencontré une fille qui prenait son café le matin dans le même bar que moi. Elle était super jolie et je voyais bien qu’elle me regardait. On a commencé à discuter, au comptoir d’abord, et puis on s’est donné rendez-vous. C’était la première fois que je me sentais en confiance avec quelqu’un. Elle savait qui j’étais, mais cela ne semblait pas très important pour elle. Sur Instagram, je recevais beaucoup de messages privés de la part de fans : des photos, des déclarations d’amour, des propositions érotiques. Je n’en ai jamais profité. Je voulais vivre une vraie rencontre. Un soir, après quelques bières, elle m’a proposé de venir chez elle. […]

Elle habitait un grand studio. Quand je suis entré, j’ai d’abord vu les mugs, parce qu’elle avait toute la collection, exposée sur une étagère… Les mugs Happy Récré. Avec ma photo et celle de Kimmy, à peu près à tous les âges. Et la photo de ma mère. Elle avait aussi les agendas, les posters, les stylos, les trousses, toute une collection d’objets présentés comme dans un musée.

Il s’arrête, rattrapé par l’émotion. Santiago attend un instant avant de relancer.

– Comment avez-vous réagi?

– Je me suis mis à pleurer. J’étais incapable de prononcer un mot. Elle pensait sans doute que ce serait une bonne surprise, que ça me ferait plaisir de découvrir tout ça. Je vais vous dire : ça m’a tué. Je suis parti de chez elle, je ne suis plus jamais retourné dans ce café et je ne l’ai jamais revue. […]

 

– Pendant une semaine ou deux, j’étais tellement K.O. que je suis resté couché. Pas de post sur Instagram, pas de vidéo sur YouTube ni sur Tik Tok. C’est là que ça a commencé. J’en suis sûr. Ils ont cru que j’allais lâcher. J’avais juste besoin de faire un break, mais ils ont flippé, ils ont contacté des gens, et ils ont commencé à me traquer. Au bout d’un moment, j’ai compris que mes voisins, ma gardienne, et même certains de mes amis avaient été recrutés.

Santiago observe le garçon dont l’anxiété est de plus en plus palpable.

– C’est là que vous avez supprimé tous vos comptes ?

– Oui. Mais on n’arrête pas comme ça. Quand les gens ont besoin de vous voir, de savoir où vous êtes, ce que vous faites, quand ils ont besoin de vos conseils, de vos blagues, quand des milliers de gens dépendent de vous, de votre vie, de votre humeur et sont prêts à payer pour ça, vous n’avez pas le droit de disparaître.

Sammy s’arrête, le temps de caler sa respiration sur un exercice apparemment destiné à le calmer. Il ferme les yeux. Plusieurs fois il remplit ses poumons puis les vide tout doucement. Santiago se tait. Au bout de quatre respirations, le jeune homme reprend comme si de rien n’était.

– Il y a encore beaucoup trop d’argent à gagner. Et si je n’en profite pas moi-même, d’autres le font à ma place.

 

Ainsi se termine cette série d’extraits du livre « Les enfants sont rois » qui réserve au lecteur encore bien des surprises et anecdotes plus vraies que nature.

Dans ce roman, au contraire de sa soeur, Sammy n’a pas trouvé les ressources pour prendre la distance nécessaire à son équilibre.

Et dans la ‘vraie vie’, que deviendront tous ces enfants surexposés sur les réseaux sociaux et privés de leur vie privée, juste à des fins lucratives ?