Delphine Minoui

D’origine iranienne, lauréate du prix Albert-Londres et grand reporter pour des médias prestigieux, Delphine Minoui couvre depuis vingt-cinq ans l’actualité du Proche et Moyen-Orient. Publiés au Seuil, ses récits empreints de poésie, dont Je vous écris de Téhéran et Les Passeurs de livres de Daraya (Grand Prix des lectrices ELLE), ont connu un immense succès et ont été traduits dans une dizaine de langues.

Depuis ma découverte de « Je vous écris de Téhéran »  lors de nos lectures sur les luttes des femmes iraniennes, en 2023, je suis séduit par les ouvrages de Delphine Minoui, sa belle écriture, son analyse et son sens (très journalistique) de la synthèse et du bon mot. Je voudrais partager mes coups de coeurs pour certains de ses livres comme ce récent Badjens.

Sous forme d’une longue lettre posthume à son grand-père, Je vous écris de Téhéran reste un récit factuel et autobiographique de l’histoire récente de l’Iran, vécue de l’intérieur par Delphine Minoui, d’origine iranienne.

Avec Babjens, l’autrice fait un pas de côté par rapport à sa posture de grand reporter et nous livre un roman qui pourrait être l’histoire vécue de n’importe laquelle de ces femmes iraniennes qui ont osé défier au péril de leur vie un régime qui nie la moitié de ses citoyens.

Benoit

Chiraz, Iran, automne 2022. Au cœur de la révolte «Femme, Vie, Liberté», une Iranienne de 16 ans escalade une benne à ordures, prête à brûler son foulard en public. Face aux encouragements de la foule, et tandis que la peur se dissipe peu à peu, le paysage intime de l’adolescente rebelle défile en flash-back : sa naissance indésirée, son père castrateur, son smartphone rempli de tubes frondeurs, ses copines, ses premières amours, son corps assoiffé de liberté, et ce code vestimentaire, fait d’un bout de tissu sur la tête, dont elle rêve de s’affranchir. Et si dans son surnom, Badjens, choisi dès sa naissance par sa mère, se trouvait le secret de son émancipation ?

Editions Seuil
Aout 2024

Badjens - T'entends leurs cris ?

par Delphine Minoui, lu par Benoit

T’entends leurs cris ? Tu les entends t’applaudir alors que t’as encore rien fait ? Froussarde ! T’es même pas cap. Même pas capable de grimper sur la benne. Autour de toi, les cris résonnent :  « Vas-y, ma fille ! » En plein milieu de l’avenue Zand, les manifestants ont renversé une grosse poubelle en ferraille. Elle te fait de l’œil. Tu brûles d’envie de l’escalader. Tu flippes. Tu te revois. Petite et peureuse. Invisible sous ce foulard obligatoire qui pend au bout de ton index transformé en potence. Tu te revois et tu te dis : Je fais quoi, là ? Il y a encore cinq minutes, tu frimais comme un mec en arrachant ton hijab. Et là, tu pisses dans ta culotte comme une gamine. Vas-y, fonce ! T’as plus rien à perdre. Tu vois ces rues noires de monde, tous ces gens qui font bloc contre les flics ? Pour une fois que les hommes te protègent au lieu de t’écraser… […] Ça y est, tu t’agrippes à la benne. Oui, c’est toi qu’on acclame. Toi, la reine d’un soir qui monte enfin sur son trône.  […] Concentre-toi ! Concentre-toi sur ce corps qui t’a toujours échappé. Voilà, c’est bien… Tu y es ! […] Regarde en bas. Oui, c’est pour toi, ces doigts en V. Pour toi, ces mèches de cheveux coupées. Pour toi encore, ces paires de ciseaux brandies comme des épées. Punaise, c’est kiffant, non ? Et les klaxons. Tu les entends, les klaxons ? Et les chansons, et les slogans : « Mort au dictateur ! », « Vous nous combattez, nous vous combattons ! », « Je me ferai nue jusqu’à ce que tu perdes la vue »… Tu tends l’oreille. Tu te marres et tu pleures. Parce qu’en vrai t’as les boules. Il y a un mois, une fille de ton pays, Mahsa Amini, a été tuée à cause d’un foulard mal ajusté. Elle marchait dans la rue. La police l’a arrêtée. Ça s’est mal terminé. C’est pour Mahsa que t’es là. Parce que Mahsa, ça aurait pu être toi. Ou ta voisine. Ou ta meilleure amie. […] À tes pieds, la foule hurle de plus belle : « Vas-y, ma fille ! » Tu n’entends plus rien. Ni les slogans, ni les crissements de pneus, ni le ronron crescendo des motos. Les matraques des miliciens frappent sur la paroi. Mais ça non plus tu n’entends pas. Tu penses juste au briquet, caché dans ton soutif. Ta main glisse sous ton manto, effleure ta poitrine. Tu attrapes le briquet. Tu le sors, puis le serres fort, très fort, entre tes doigts. Tu ne t’es jamais sentie aussi vivante. Il suffit d’une étincelle pour que ton foulard parte en fumée. Prête ? Action !

Badjens - J’ai 16 ans. Je suis morte le jour où je suis née.

par Delphine Minoui, lus par Benoit

J’ai 16 ans. Aucun cri ne sort de ma bouche. Je me parle à moi-même depuis ce corps qui ne m’a jamais appartenu. J’ai 16 ans. Je pèse 47 kilos et je mesure 1,59 mètre. Je les entends hurler «Vas-y, ma fille ! » et je repense au premier cri : – Dieu, c’est une fille ! Ce cri d’avant ma naissance. Le cri fondateur. Originel. Celui des hommes de ma famille agglutinés au-dessus du ventre de Maman. Je les imagine, mon père, mon grand-père, ses frères et ses cousins, les yeux scotchés sur l’écran affichant mon fœtus en 3D. L’obstétricienne bafouille « Désolée », « Désolée », et eux, ils sont ahuris comme si la bombe atomique venait de s’écraser sur Chiraz. […]

C’est mon père qui avait insisté pour l’échographie. Il voulait s’économiser le papier peint bleu sur le mur de ma future chambre et le joli berceau en osier en cas d’« erreur », comme il m’a longtemps appelée. J’ai 16 ans et je rembobine tout en accéléré. Les jurons. Les lamentations. La porte qui claque. Ce mot, « Désolée », « Désolée », comme un disque rayé. Mâmân m’a tellement raconté la scène qu’il me semble l’avoir vécue en pleine conscience. […] On dit que ce sont les détails qui tuent. Moi, c’est mon grand-père qui a failli me tuer. Parce que quand la gynéco aidait ma mère à se relever, il avait pris tous les hommes de la famille en aparté pour planifier ma sentence prématurée : – Un avortement ! Il faut à tout prix envisager un avortement ! […] L’islam, religion d’État, interdit l’avortement. Sauf qu’en Iran tout se négocie, même la religion. […]

Passé le neuvième mois de grossesse, ma mère ne ressentit pas le moindre signe de contractions. Son col ne s’ouvrait pas. Son utérus ne bronchait pas. J’étais bien dans ce ventre. Je ne voulais pas de cet exil. Naître, c’était mourir. Mourir dans le regard des hommes. […]

J’ai 16 ans. Je suis morte le jour où je suis née. Morte vivante avec vingt et un jours de retard et la peau toute fripée. Trois semaines après le terme, on avait fini par m’arracher de force par césarienne. Il paraît que j’avais tellement de rides sur le front que mon père avait refusé de me prendre dans ses bras. Comme il avait refusé de me donner un prénom. […] Ma grand-mère paternelle, proposa Zahra, son propre prénom, et papa obtempéra. […] Maman, elle, n’avait pas été consultée. Comme elle n’a jamais reçu le moindre message de félicitations. Maman, pourtant, avait du fil à retordre. Ça lui avait coupé le souffle d’avoir été ignorée – et elle s’était discrètement rebellée. Pour elle, je serais Badjens. Deux syllabes que la bouche aspire d’un coup – comme on avait voulu m’aspirer. […] Bad-jens : mot à mot, mauvais genre. En persan de tous les jours : espiègle ou effrontée. […]

Parfois, quand je me réveille du bon pied, j’ose croire que survivre est facile. Il n’y a qu’à continuer à avancer, avec ce qu’on a, avec nos blessures et nos secrets, ce qu’il reste de nos rêves, de la nuit écoulée, jusqu’à ce qu’un événement nous transforme ou nous sauve. Parfois, je me demande si quelque chose finira vraiment par changer. Je suis constamment traversée par des émotions contradictoires. Je me sens seule au monde. Incomprise. Je marche comme une somnambule dans les rues de Chiraz. Je porte le désespoir comme je porte le foulard. Plus je grandis et plus l’angoisse m’envahit. Je me sens obligée de me justifier pour tout. Comme si j’avais péché. Comme si j’étais coupable. En fait, oui, je suis coupable. D’être une femme. D’avoir des cheveux. De rire. De parler. De penser. De chanter. De danser. De vouloir vivre. Moi qui n’aurais pas dû naître. […]

L’enfant-roi, c’est Mehdi, mon frère. Toujours choyé. Pourri-gâté. Dispensé de vaisselle. De serpillière. D’épluchage de pommes de terre. Mon père le façonne à son image. Ne jamais débarrasser la table. Ne pas faire son lit. Dénigrer toute forme de corvée ménagère. Le week-end, il l’emmène jouer au tennis, courir, faire du tir à l’arc. […] Mon frère est un Roi-Soleil.

Dernière page :

Tu ne vois pas la balle voler dans ta direction. Elle traverse ta poitrine Fait chanceler tout ton corps Tu n’exprimes aucune douleur Tu souris Tu ressembles à l’aile d’oiseau qu’un jour tu as dessinée : tu flottes. Le feu danse sous tes yeux Il réchauffe ton cœur Qui, bientôt, s’arrêtera de battre Tu ouvres la bouche Et avant que tu ne t’effondres Le cri, enfin, finit par sortir : – Zan, Zendegi, Azadi ! Femme, Vie, Liberté !

Postface :

Quelque part, sur un mur de Chiraz :

« Vous pensiez me tuer. Vous nous avez ressuscitées »