Franck Pavloff : Matin brun
En ces temps troublés, il est bon de se rappeler comment les dérives totalitaires prospèrent peu à peu, si insidieusement.
Franck Pavloff, écrivain d’origine bulgare, a le goût impérieux de bousculer les barbelés et les pensées confisquées.
Benoit
Matin Brun, Edition Cheyne, 2006, extraits
(ouvrage disponible en format pdf sur Internet)
Enregistrements à plusieurs voix réalisés à distance et ‘sans contact’
Extraits musicaux : Yann Tiersen, BOF « Le fabuleux destion d’Amélie Poulain«
Matin brun - On oublie vite...
Les jambes allongées au soleil, on ne parlait pas vraiment avec Charlie, on échangeait des pensées qui nous couraient dans la tête, sans bien faire attention à ce que l’autre racontait de son côté. Des moments agréables, où on laissait filer le temps en sirotant un café. Lorsqu’il m’a dit qu’il avait dû faire piquer son chien, ça m’a surpris, mais sans plus. C’est toujours triste un clebs qui vieillit mal, mais passé quinze ans, il faut se faire à l’idée qu’un jour ou l’autre il va mourir.
– Tu comprends, je pouvais pas le faire passer pour un brun.
– Ben, un labrador, c’est pas trop sa couleur, mais il avait quoi comme maladie ?
– C’est pas la question, c’était pas un chien brun, c’est tout.
– Mince alors, comme pour les chats, maintenant ?
– Oui, pareil.
Pour les chats, j’étais au courant. Le mois dernier, j’avais dû me débarrasser du mien, un de gouttière qui avait eu la mauvaise idée de naître blanc, taché de noir.
C’est vrai que la surpopulation des chats devenait insupportable, et que d’après ce que les scientifiques de l’Etat national disaient, il valait mieux garder les bruns. Que des bruns. Tous les tests de sélection prouvaient qu’ils s’adaptaient mieux à notre vie citadine, qu’ils avaient des portées plus nombreuses et qu’ils mangeaient beaucoup moins. Ma foi, un chat c’est un chat, et comme il fallait bien résoudre le problème d’une façon ou d’une autre, va pour le décret qui instaurait la suppression des chats qui n’étaient pas bruns.
Les milices de la ville distribuaient gratuitement des boulettes d’arsenic. Mélangées à la pâtée, elles expédiaient les matous en moins de deux.
Mon cœur s’était serré, puis on oublie vite.
Matin brun - Avant ? Je n'y aurais jamais pensé !
Quelques temps après, c’est moi qui avais appris à Charlie que le Quotidien de la ville ne paraîtrait plus.
Il en était resté sur le cul : le journal qu’il ouvrait tous les matins en prenant son café crème !
– Ils ont coulé ? Des grèves, une faillite ?
– Non, non, c’est à la suite de l’affaire des chiens.
– Des bruns ?
– Oui, toujours. Pas un jour sans s’attaquer à cette mesure nationale. Ils allaient jusqu’à remettre en cause les résultats des scientifiques. […]
– Mince alors, et pour le tiercé ?
– Ben mon vieux, faudra chercher tes tuyaux dans les Nouvelles Brunes, il n’y a plus que celui-là. Il paraît que côté courses et sports, il tient la route.
Puisque les autres avaient passé les bornes, il fallait bien qu’il reste un canard dans la ville, on ne pouvait pas se passer d’informations tout de même. […]
Après, ça avait été au tour des livres de la bibliothèque, une histoire pas très claire, encore.
Les maisons d’édition qui faisaient partie du même groupe financier que le Quotidien de la ville étaient poursuivies en justice et leurs livres interdits de séjour sur les rayons des bibliothèques. Il est vrai que si on lisait bien ce que ces maisons d’édition continuaient de publier, on relevait le mot chien ou chat au moins une fois par volume, et sûrement pas toujours assorti du mot brun. Elles devaient bien le savoir, tout de même.
– Faut pas pousser, disait Charlie, tu comprends, la nation n’a rien à y gagner à accepter qu’on détourne la loi, et à jouer au chat et à la souris. Brune, il avait rajouté en regardant autour de lui, souris brune, au cas où on aurait surpris notre conversation.
Par mesure de précaution, on avait pris l’habitude de rajouter brun ou brune à la fin des phrases ou après les mots. Au début, demander un pastis brun, ça nous avait fait drôle, puis après tout, le langage c’est fait pour évoluer et ce n’était pas plus étrange de donner dans le brun, que de rajouter putain con, à tout bout de champ, comme on le fait chez nous. […]
Et puis hier, incroyable, moi qui me croyais en paix, j’ai failli me faire piéger par les miliciens de la ville, ceux habillés de brun, qui ne font pas de cadeau. Ils ne m’ont pas reconnu, parce qu’ils sont nouveaux dans le quartier et qu’ils ne connaissent pas encore tout le monde. […] On devait taper le carton deux, trois heures, tout en grignotant. Et là, surprise totale : la porte de son appart avait volé en éclats, et deux miliciens plantés sur le palier faisaient circuler les curieux. J’ai fait semblant d’aller dans les étages du dessus et je suis redescendu par l’ascenseur. En bas les gens parlaient à mi-voix.
– Pourtant son chien est un vrai brun, on l’a bien vu, nous !
– Ouais, mais à ce qu’ils disent, c’est que, avant, il en avait un noir, pas un brun. Un noir.
– Avant ?
– Oui, avant. Le délit maintenant, c’est aussi d’en avoir eu un qui n’aurait pas été brun. Et ça, c’est pas difficile à savoir, il suffit de demander au voisin.
J’ai pressé le pas. Une coulée de sueur trempait ma chemise. Si en avoir eu un avant était un délit, j’étais bon pour la milice. Tout le monde dans mon immeuble savait qu’avant j’avais eu un chat noir et blanc. Avant ! Ca alors, je n’y aurais jamais pensé !
Ce matin, Radio Brune a confirmé la nouvelle. Charlie fait surement partie des cinq cents personnes qui ont été arrêtées. Ce n’est pas parce qu’on aurait acheté récemment un animal brun qu’on aurait changé de mentalité, ils ont dit.
« Avoir eu un chien ou un chat non conforme, à quelque époque que ce soit, est un délit ». Le speaker a même ajouté : « Injure à l’Etat national ».
Et j’ai bien noté la suite. Même si on n’a pas eu personnellement un chien ou un chat non conforme, mais que quelqu’un de sa famille, un père, un frère, une cousine par exemple, en a possédé un, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, on risque soi-même de graves ennuis. […]
Je n’ai pas dormi de la nuit. J’aurais dû me méfier des Bruns dès qu’ils nous ont imposé leur première loi sur les animaux. Après tout, il était à moi mon chat, comme son chien pour Charlie, on aurait pu dire non. Résister davantage, mais comment ? Ca va si vite, il y a le boulot, les soucis de tous les jours. Les autres aussi baissent les bras pour être tranquilles, non ?
On frappe à la porte. Si tôt le matin, ça n’arrive jamais. J’ai peur. Le jour n’est même pas levé, il fait encore brun dehors. Mais arrêtez de frapper si fort, j’arrive.
Merci pour cette lecture qui me remémore des textes de Zamiatine et Brecht et éveille en moi la nécessité de ne rien accepter sans explications susceptibles de motiver mon assentiment.