Jacques Drillon, Je veux, Tracts de crise, N°67, 7 mai 2020,
En lisant ce dernier Tract de crise publié par Gallimard (tracts@gallimard.fr) j’ai aussitôt eu envie de le partager. Beaucoup d’entre eux sont intéressants… allez-y voir !
Jacques Drillon est ancien critique de musique de «l’Obs», et fournisseur célèbre de grilles de mots croisés ; par ailleurs pianiste, lexicographe, biographe. A notamment publié Traité de la ponctuation française (Gallimard, 1991), De la musique (Gallimard, 1998) et Propos sur l’imparfait (Zulma, 1999) et de, notamment, « Mots croisés diaboliques » chez Larousse.
Anne B
Je veux
Albrecht Dürer 1514 Petite touffe d’herbe Photo F.B
Jacques DRILLON JE VEUX
Je veux enterrer mes morts comme l’ont fait les êtres humains de toute éternité, depuis Antigone, et pleurer au bord de leur tombe. Je veux qu’un risque ne prenne pas la place d’une réalité et que l’on ne me dise pas, que l’autre, parce qu’il est peut-être malade, est mon ennemi.
Je veux que les médecins ne soient pas des chefs auxquels il convient d’obéir, et qui se battent entre eux comme font les chefs, de toute éternité.
Je veux être sûr de pouvoir marcher dans mon monde sans drones au-dessus de ma tête, sans caméra braquée sur ma maison, sans espion numérique dans ma poche.
Je veux n’être pris ni pour un imbécile auquel on peut faire admettre qu’un masque est inutile parce qu’on n’en a pas, et utile quand on en a ; ni pour un crétin devant justifier qu’il sort parce qu’il a besoin de sortir ; ni pour un enfant à qui l’on doit expliquer comment on se lave les mains.
Je veux n’être arrêté que par ma propre peur, non par un policier armé.
Je veux un gouvernement suffisamment indépendant pour ne pas faire à tout coup comme le gouvernement d’à côté.
Je veux acheter des livres librement, comme on fait dans un pays civilisé ; et ne pas entendre à la radio, à toute heure du jour et de la nuit, le même message inepte: «Alerte au coronavirus…»
Je veux n’être pas comptabilisé.
Je veux être malade libre dans un pays libre, et non me réveiller tous les matins en pensant que la barbarie, nous y sommes.
Je veux que mes enfants vivent dans un monde digne d’eux.
Je veux faire des projets en me disant : je les réaliserai si je survis à cette épidémie, et non: on ne me laissera pas faire.
Je veux voir mes amis, s’ils veulent bien de moi.
Je veux, si j’admets de me «confiner», pouvoir changer librement de «lieu de confinement».
Je veux acheter mes andouillettes là-bas, si elles sont meilleures qu’ici.
Je veux, même si «les Chinois sont des menteurs», qu’on cesse de les prendre pour des criminels d’une part, pour des incapables d’autre part.
Je veux qu’on cesse de penser qu’un médecin provincial vaut moins qu’un médecin parisien.
Je veux que, de temps en temps, sur les huit heures du soir, on sorte au balcon pour applaudir Alexandre Dumas, Charles Baudelaire et Marcel Proust, dont le métier n’était pas de nous aider à vivre, et qui l’ont fait pourtant.
Je veux que la santé ne soit pas obligatoire. Ni que la «vulnérabilité» d’un être (autrement dit son âge et/ou son état de santé), soit considérée comme un défaut, et vécue comme une charge.
Je veux qu’on n’impute pas aux individus les fautes commises par la collectivité, l’État, ou seulement les riches.
Je veux que le préfet de Seine-et-Marne me dise pourquoi j’ai le droit de me promener partout sauf sur les promenades.
Je veux que la délation ne soit pas instituée comme action morale, alors qu’elle est immorale.
Je veux que les professeurs, de mathématiques ou de trombone à coulisse, enseignent à des élèves et non à des images, dans des classes où les crayons font du bruit en tombant par terre.
Je veux qu’on se souvienne que le prêtre embrassait les lépreux.
Je veux qu’on n’instille pas dans mes veines le virus de la culpabilité : elles sont assez sollicitées comme cela.
Je veux cesser d’envier mon chat, ce rat qui court, cette blatte.
Je veux que le facteur me porte mon courrier. Vous savez, ces lettres qui portent des timbres achetés avec de l’argent. Je veux qu’on cesse de se moquer des nostalgiques, puisqu’on sait maintenant de façon certaine que c’était mieux avant.
Je veux qu’on laisse l’épidémie faire son travail d’épidémie.
Jacques Drillon
Tract Gallimard n°67
J’ai découvert avec bonheur ce texte de Jacques Drillon
Merci