« Sur la chemise de carton contenant le manuscrit on avait écrit :
UNE JALOUSIE,
roman inédit de Marcel Proust.
L’auteur a rayé de sa main Une jalousie et Roman inédit, et a écrit au bas de la page la note suivante :
« N.B : J’ai supprimé les mots Roman inédit, il est parfaitement vrai que c’est inédit d’un bout à l’autre. Mais le mot roman ne s’applique pas bien, nouvelle un peu mieux, mais je préfère Jalousie par Marcel Proust.
signé : Marcel Proust. »
Extrait d’une note de l’édition de la Pléiade 1978 par Pierre Clarac et André Ferré
La jalousie
Dans ce passage de Sodome et Gommorrhe, le narrateur rend visite à son ami Robert de Saint Loup, en garnison à Doncières où il prépare l’école de cavalerie de Saumur.
Albertine est le personnage dont le nom apparaît le plus souvent dans la Recherche. Très vite le narrateur éprouve une forte attirance pour la jeune fille qui semble répondre à ses avances et les jeunes gens finiront par se voir tous les jours. Même s’il déclare ne pas être amoureux il pense constamment à elle et souffre lorsqu’elle n’est pas là.
Extrait p.858-860 Edition de la Pléiade 1978 Tome II Sodome et Gomorrhe II chapitre 2
Quand le train eut quitté Saint-Frichoux qui était la dernière station avant Doncières, je commençai à enlacer Albertine. À Doncières, Saint-Loup était venu m’attendre à la gare, avec les plus grandes difficultés, me dit-il, car habitant chez sa tante, mon télégramme ne lui était parvenu qu’à l’instant et il ne pourrait, n’ayant pu arranger son temps d’avance, me consacrer qu’une heure.
Cette heure me parut, hélas ! bien trop longue car à peine descendus du wagon, Albertine ne fit plus attention qu’à Saint-Loup. Elle ne causait pas avec moi, me répondait à peine si je lui adressais la parole, me repoussa quand je m’approchai d’elle. En revanche, avec Robert, elle riait de son rire tentateur, elle lui parlait avec volubilité, jouait avec le chien qu’il avait, et tout en agaçant la bête, frôlait exprès son maître.
Je me rappelai que le jour où Albertine s’était laissé embrasser par moi pour la première fois, j’avais eu un sourire de gratitude pour le séducteur inconnu qui avait amené en elle une modification si profonde et m’avait tellement simplifié la tâche. Je pensais à lui maintenant avec horreur. Robert avait dû se rendre compte qu’Albertine ne m’était pas indifférente, car il ne répondit pas à ses agaceries, ce qui la mit de mauvaise humeur contre moi ; puis il me parla comme si j’étais seul, ce qui, quand elle l’eut remarqué, me fit remonter dans son estime.(…)
Aux reproches que je fis à Albertine quand Saint-Loup nous eut quittés, elle me répondit qu’elle avait voulu, par sa froideur avec moi, effacer à tout hasard l’idée qu’il avait pu se faire si, au moment de l’arrêt du train, il m’avait vu penché contre elle et mon bras passé autour de sa taille. Il avait en effet remarqué cette pose (je ne l’avais pas aperçu, sans cela je me fusse placé plus correctement à côté d’Albertine) et avait eu le temps de me dire à l’oreille : « C’est cela, ces jeunes filles si pimbêches dont tu m’as parlé et qui ne voulaient pas fréquenter Mademoiselle de Stermaria parce qu’elles lui trouvaient mauvaise façon ? » J’avais dit en effet à Robert, et très sincèrement, quand j’étais allé de Paris le voir à Doncières et comme nous reparlions de Balbec, qu’il n’y avait rien à faire avec Albertine, qu’elle était la vertu même. Et maintenant que depuis longtemps, j’avais, par moi-même, appris que c’était faux, je désirais encore plus que Robert crût que c’était vrai. Il m’eût suffi de dire à Robert que j’aimais Albertine. Il était de ces êtres qui savent se refuser un plaisir pour épargner à leur ami des souffrances qu’ils ressentiraient comme si elles étaient les leurs. « Oui, elle est très enfant. Mais tu ne sais rien sur elle ? ajoutai-je avec inquiétude. – Rien, sinon que je vous ai vus posés comme deux amoureux. »
« Votre attitude n’effaçait rien du tout », dis-je à Albertine quand Saint-Loup nous eut quittés. « C’est vrai, me dit-elle, j’ai été maladroite, je vous ai fait de la peine, j’en suis bien plus malheureuse que vous. Vous verrez que jamais je ne serai plus comme cela ; pardonnez-moi », me dit-elle en me tendant la main d’un air triste.
Très belle lecture de ce texte de Proust .Merci ce fut délicieux… Agnès V