Jean Giono – 3
Noé : « Pour raconter…, je n’ai, moi, que des mots »
Noé est l’une de ses œuvres les plus ambitieuses, où Giono réfléchit sur l’art du romancier et sur l’imaginaire. Ce livre n’est pas sans lien avec les récits surréalistes et annonce les expérimentations du Nouveau Roman. On y voit l’écrivain « en travail ».
« Si on avait le temps, si on pouvait surtout faire lire un livre comme on fait regarder un paysage… […] mais il ne m’est pas possible de faire connaître l’histoire que je raconte, le livre que j’écris, comme on fait connaître un paysage (comme Brueghel fait connaître un paysage) avec des milliers de détails et d’histoires particulières. Il ne m’est pas possible (je le regrette) de m’exprimer comme s’exprime le musicien qui fait trotter à la fois tous les instruments. On les entend tous ; on est impressionné par l’ensemble ; on est impressionné par le chant ou par l’accompagnement, ou par tel timbre, ou par les bois, ou par les cuivres, ou par les cors, ou par les timbales qui se mettent à gronder juste au moment où le basson était en train de s’exprimer… […]
Mais, là alors, avec l’écriture on n’a pas un instrument bien docile. Le musicien peut faire entendre simultanément un très grand nombre de timbres. Il y a évidemment une limite qu’il ne peut pas dépasser, mais nous, avec l’écriture, nous serions même bien contents de l’atteindre, cette limite. Car nous sommes obligés de raconter à la queue leu leu ; les mots s’écrivent les uns à la suite des autres, et, les histoires, tout ce qu’on peut faire, c’est de les faire enchaîner. Tandis que Brueghel, il tue un cochon dans le coin gauche, il plume une oie un peu plus haut, il passe une main coquine sous les seins de la femme en rouge et, là-haut à droite, il s’assoit sur un tonneau en brandissant une broche qui traverse une enfilade de six beaux merles bleus. Et on a beau ne faire attention qu’au cochon rose et à l’acier du couteau qui l’égorgé, on a en même temps le blanc des plumes, le pourpre du corsage (ainsi que la rondeur des seins pourpres), le brun du tonneau et le bleu des merles. Pour raconter la même chose je n’ai, moi, que des mots qu’on lit les uns après les autres (et on en saute). »
Noé Ed. de la Table ronde 1947
Maisons en Provence
Les vraies maisons se cachent. Vous ne les trouverez pas tout seul ; il faudra qu’on vous prenne par la main. Mais en voilà une. Elle est dans un vallon. Les vallons sont la ligne des puits et des sources ; même quand il n’y a pas d’eau apparente, il y a des joncs et des saules, il suffit de gratter ; si gratter ne suffit pas, on creuse un peu et on trouve. Mais généralement, il y a un puits, ou, ce qui vaut mieux, une petite fontaine ; c’est souvent un simple roseau enfoncé dans un talus et qui distille un fil d’eau plus muet qu’un fil de la Vierge. C’est suffisant. N’y touchez pas, vous n’y connaissez rien, la nymphe s’effaroucherait : je connais des fontaines qu’un simple coup de pioche mal donné a tuées à jamais. Allez voir l’homme de l’art. C’est généralement un homme qui aime, cela va ensemble, il va vous faire une fontaine admirable, c’est une sorte de Japonais ; il connaît tout : la valeur des bassins plats, des bassins profonds, la façon de les faire chanter, la longueur qu’il faut donner au canon de la fontaine, suivant le débit, pour que le bruit de l’eau tombant dans le bassin soit exactement à l’oreille de la douceur qu’il faut. J’ai l’air d’être à côté de la question, pas du tout, vous m’en direz des nouvelles quand, pendant les torrides midis de canicule, vous ferez la sieste dans la vaste pièce sombre et que vous entendrez le bruit de votre fontaine répercuté par vos arbres et vos murs. C’est la suave musique du paradis. Le bonheur est fait de ces délicatesses.
Provence (1953) – La Belle Édition – 1957
JJ Cassar