Publié chez Calmann-Levy, illustrations de Francisque Poulbot
Jules Renard, Poil de carotte
Poil de Carotte, Jules Renard 1894 Roman autobiographique
Les Poules
— Je parie, dit madame Lepic, qu’Honorine a encore oublié de fermer les poules.
C’est vrai. On peut s’en assurer par la fenêtre. Là-bas, tout au fond de la grande cour, le petit toit aux poules découpe, dans la nuit, le carré noir de sa porte ouverte.
— Félix, si tu allais les fermer ? dit madame Lepic à l’aîné de ses trois enfants.
— Je ne suis pas ici pour m’occuper des poules, dit Félix, garçon pâle, indolent et poltron.
— Et toi, Ernestine ?
— Oh ! Moi, maman, j’aurais trop peur !
Grand frère Félix et soeur Ernestine lèvent à peine la tête pour répondre. Ils lisent, très intéressés, les coudes sur la table, presque front contre front.
— Dieu, que je suis bête ! Dit madame Lepic. Je n’y pensais plus. Poil de Carotte, va fermer les poules !
Elle donne ce petit nom d’amour à son dernier né, parce qu’il a les cheveux roux et la peau tachée. Poil de Carotte, qui joue à rien sous la table, se dresse et dit avec timidité :
— Mais, maman, j’ai peur aussi, moi.
— Comment ? Répond madame Lepic, un grand gars comme toi ! C’est pour rire. Dépêchez-vous, s’il te plaît !
— On le connaît ; il est hardi comme un bouc, dit sa soeur Ernestine.
— Il ne craint rien ni personne, dit Félix, son grand frère.
Ces compliments enorgueillissent Poil de Carotte, et, honteux d’en être indigne, il lutte déjà contre sa couardise. Pour l’encourager définitivement, sa mère lui promet une gifle.
— Au moins, éclairez-moi, dit-il.
Madame Lepic hausse les épaules, Félix sourit avec mépris. Seule pitoyable, Ernestine prend une bougie et accompagne petit frère jusqu’au bout du corridor.
— Je t’attendrai là, dit-elle.
Mais elle s’enfuit tout de suite, terrifiée, parce qu’un fort coup de vent fait vaciller la lumière et l’éteint.
Poil de Carotte, les fesses collées, les talons plantés, se met à trembler dans les ténèbres. Elles sont si épaisses qu’il se croit aveugle. Parfois une rafale l’enveloppe, comme un drap glacé, pour l’emporter. Des renards, des loups même, ne lui soufflent-ils pas dans ses doigts, sur sa joue ? Le mieux est de se précipiter, au jugé, vers les poules, la tête en avant,
afin de trouer l’ombre. Tâtonnant, il saisit le crochet de la porte. Au bruit de ses pas, les poules effarées s’agitent en gloussant sur leur perchoir. Poil de Carotte leur crie :
— Taisez-vous donc, c’est moi !
Ferme la porte et se sauve, les jambes, les bras comme ailés. Quand il rentre, haletant, fier de lui, dans la chaleur et la lumière, il lui semble qu’il échange des loques pesantes de boue et de pluie contre un vêtement neuf et léger. Il sourit, se tient droit, dans son orgueil, attend les félicitations, et maintenant hors de danger, cherche sur le visage de ses parents la trace des inquiétudes qu’ils ont eues.
Mais grand frère Félix et sœur Ernestine continuent tranquillement leur lecture, et madame Lepic lui dit, de sa voix naturelle :
— Poil de Carotte, tu iras les fermer tous les soirs.