Avec cette période de confinement chez soi, certains ayant la chance d’avoir un petit coin de nature sur un balcon ou dans un jardin, ont pu en profiter pour mettre les mains dans la terre et ont pris soin de leurs plantes… Je suis retournée vers ce petit livre plein d’humour d’un auteur tchèque, Karel ČAPEK, paru en 1929. En voici un petit échantillon concernant justement cette matière première qu’est la terre.
Karel CAPEK – La terre – L’année du jardinier 1929 – Edition 10-18 – 2016
Extraits p. 113- 116
La terre
La terre
C’est un fait qu’on ne se soucie pas de savoir sur quoi on marche : on se précipite comme un fou et on s’occupe surtout des beaux nuages qui sont là-haut et du bel horizon ou des belles montagnes qui sont là-bas ; mais on ne regarde pas à ses pieds pour se dire que la terre sur laquelle on marche est belle. Il faudrait que vous ayez un jardin grand comme la main ou du moins une simple petite plate-bande, pour que vous vous rendiez compte de ce sur quoi vous marchez. Et alors, mon garçon, vous verriez que les nuages ne sont ni si divers, ni si beaux, ni si terribles que la terre qui est sous vos pieds. Vous verriez qu’il y a de la terre acide, gluante, argileuse, froide, pierreuse, et sale ; vous distingueriez la terre levée comme du pain d’épices et la terre chaude, légère et bonne comme du pain et de cette dernière vous diriez qu’elle est belle comme vous le dites des femmes ou des nuages. Vous ressentiriez un plaisir étrange et sensuel à enfoncer d’un coude votre canne dans une terre meuble ou à triturer dans la main une poignée d’humus pour en goûter la chaleur légère et tiède.
Et, si vous n’avez pas le sentiment de cette beauté particulière, puisse le destin vous assigner, en manière de châtiment, quelques pieds carrés d’argile, d’une argile semblable au plomb, d’une argile crue et authentique qui sent le froid, qui s’étire sous la bêche comme du chewing-gum, qui rôtit au soleil et qui aigrit à l’ombre, d’une argile méchante, insoumise et pâteuse, gluante comme un serpent et sèche comme une brique, hermétique comme le fer-blanc et lourde comme le plomb. Et maintenant, frappez avec le pic, coupez avec la bêche, cassez avec le marteau, bouleversez tout et travaillez en jurant et en vous lamentant à haute voix. Vous comprendrez alors ce que c’est que l’inimitié et l’obstination d’une matière morte et stérile qui s’est toujours refusée et se refuse encore à devenir une terre de vie ; et vous prendrez conscience de l’effroyable lutte que la vie a dû mener pied à pied pour s’implanter sur la terre, que cette vie s’appelle la plante ou l’homme.
Et ensuite vous vous apercevrez qu’il faut donner à la terre plus qu’on ne lui prend : il faut la corroder, la bourrer de chaux et la réchauffer avec du fumier tout frais, la saupoudrer de cendres légères et l’abreuver d’air et de soleil. Et alors l’argile agglomérée commence à s’émietter, comme si peu à peu elle commençait à respirer ; elle cède sous la bêche avec mollesse et une visible complaisance ; dans la main elle est chaude et soumise : la voilà domptée. Croyez-moi, dompter quelques pieds carrés de terre, c’est une grande victoire. La voilà maintenant sous vos yeux, meuble, légère et tiède ; on la voudrait tout entière émietter et broyer dans la main pour être sûr de sa victoire. On ne pense même plus à ce qu’on y sèmera. Le spectacle de cette terre sombre et légère n’est-il pas assez beau ? N’est-il pas plus beau que n’importe quelle plate-bande remplie de pensées ou que n’importe quelle table de carottes ? On a presque de la jalousie pour la végétation qui va prendre possession de ce noble fruit de l’industrie humaine, l’humus.
Et à partir de ce moment, vous n’irez plus sur la terre sans savoir sur quoi vous marchez. Vous goûterez de la main et de la canne tous les tas de terre et tous les coins de champ, tout comme un autre regarde les étoiles, les gens ou les violettes ; vous serez transporté d’enthousiasme devant un humus bien noir, vous triturerez avec amour le mol humus de feuilles qui tapisse les forêts, vous soupèserez la lourde terre à gazon ainsi que la tourbe légère. « Mon Dieu, direz-vous plus d’une fois, cette terre-là, j’en voudrais avoir un wagon ; et, tonnerre, un beau tas de cet humus de feuilles ferait bien mon affaire ; et cette terre-là, je la répandrais à la surface. Et ces quelques bouses de vaches et un peu de ce sable de rivière et quelques rondelles de ces champignons d’arbre et un peu de cette vase de ruisseau et ces balayures du chemin, tout cela ne serait pas mauvais non plus, hein ? Et encore un peu de phosphate et de sciure de cornes ; cette terre labourée m’irait fort bien aussi, Dieu du ciel !»
Il y a des terres grasses comme du lard, légères comme du duvet, levées comme un gâteau, jaunes et noires, sèches et imprégnées d’humidité, qui sont toutes d’excellentes variétés de beauté, quoique très diverses.
J’adore ce texte. On la respire, on la ressent, on a envie de faire force et délicatesse envers elle, de la pétrir et de s’y rouler. Elle nous fait tourner la Terre
Lecture charnelle et sensuelle de cet extrait de La Terre de Karel Capek que je découvre avec plaisir. Au fur et à mesure de cette lecture, je sentais les fragrances des humus et imaginais toutes les subtilités de cette terre sur ma langue. Merci à Anne B.