D’origine iranienne, lauréate du prix Albert-Londres et grand reporter pour des médias prestigieux, Delphine Minoui couvre depuis vingt-cinq ans l’actualité du Proche et Moyen-Orient. Publiés au Seuil, ses récits empreints de poésie, dont Je vous écris de Téhéran et Les Passeurs de livres de Daraya (Grand Prix des lectrices ELLE), ont connu un immense succès et ont été traduits dans une dizaine de langues.

Son tout dernier roman, Badjens, est déjà un succès.

Delphine Minoui

Les Passeurs de livres de Daraya : Une bibliothèque secrète en Syrie

Collection Points-Récits

Septembre 2020

 

« De 2012 à 2016, la banlieue rebelle de Daraya a subi un siège implacable imposé par Damas. Quatre années de descente aux enfers, rythmées par les bombardements au baril d’explosifs, les attaques au gaz chimique, la soumission par la faim. Face à la violence du régime de Bachar al-Assad, une quarantaine de jeunes révolutionnaires syriens a fait le pari insolite d’exhumer des milliers d’ouvrages ensevelis sous les ruines pour les rassembler dans une bibliothèque clandestine, calfeutrée dans un sous-sol de la ville.

Leur résistance par les livres est une allégorie : celle du refus absolu de toute forme de domination politique ou religieuse. Elle incarne cette troisième voix, entre Damas et Daech, née des manifestations pacifiques du début du soulèvement anti-Assad de 2011, que la guerre menace aujourd’hui d’étouffer. Ce récit, fruit d’une correspondance menée par Skype entre une journaliste française et ces activistes insoumis, est un hymne à la liberté individuelle, à la tolérance et au pouvoir de la littérature. »

Le premier épisode nous apprend comment quelques jeunes ont eu l’idée étrange de collecter des livres dans les ruines de la ville assiégée, malgré les bombardements incessants, pour en faire une bibliothèque ouverte à tous.

Vers le premier épisode.

Le deuxième épisode rapporte comment les livres et la lecture viennent en aide aux combattants et aux habitants assiégés.

Vers l’épisode précédent.

A Daraya, une vie sous terre

par Delphine Minoui, lu par Benoit

En plein jour, un baril d’explosifs s’est abattu sur l’immeuble qui héberge la bibliothèque, arrachant deux des cinq étages, transformant l’entrée en une montagne de débris. Au fond de la cave, où se trouve l’agora de papier, les étagères ont craché leurs livres à terre. Ils jonchent le sol comme des épaves, ébouriffés par la déflagration, pliés, froissés, mélangés au plâtre et aux bris de verre. Dans la chute, des pages ont été arrachées. Des couvertures cabossées. La poussière s’est chargée du reste, ensevelissant tables et canapés sous un manteau grisâtre. Il faut maintenant trier de nouveau les livres, les fiches de lecture cartonnées, réparer les planches de bois cassées. Mais il ne faut pas s’inquiéter, tout va bien, poursuit Ahmad. Personne n’a été touché, il n’y a pas de victimes ni de blessés. Un miracle ! D’ailleurs, on est déjà à l’œuvre, en train de tout nettoyer, de replacer chaque ouvrage à sa place, de recoller les pages. C’est ainsi. La vie continue. On a juste condamné la porte principale, celle qui donne sur la rue. […]

En ce mois de février 2016, plus les bombes pleuvent, plus la vie s’organise en sous-sol. Un univers souterrain, doublement parallèle, qui éclot à quelques jets de pierre de la ligne de front. Bibliothèque, écoles, conseil local, centre des médias, abris, tunnels… Même l’hôpital a pris ses quartiers sous terre. « Aujourd’hui, à cause des frappes aériennes, notre ville ne se lit plus à l’horizontale, mais à la verticale », me confie Ahmad, enfin réapparu sur l’écran de nos échanges virtuels. Daraya, poursuit-il, n’est plus ce ruban plat rehaussé de « nombreuses maisons ». Elle s’appréhende en trois paliers : le ciel, et ses hélicoptères qui ont chassé les étoiles ; la terre, défigurée par les bombes ; les sous-sols clandestins à l’ombre du chaos. Pour se protéger, les habitants sans cave improvisent des terriers à la va-vite sous les fondations de leurs immeubles et aménagent des passages entre les murs des maisons. Creuser des trous, la destinée des anti-Assad. Comme une condamnation à perpétuité. Des travaux forcés par défaut.

« Les livres, ces armes d’instruction massive qui font trembler les tyrans. »

Delphine Minoui

"La bibliothèque m'a ramené à la vie"

par Delphine Minoui, lu par Benoit

Interdits de manger, les habitants de Daraya sont aussi frappés par l’interdit de dormir. De respirer ! Quinze jours plus tard, à la fin du mois de mai 2016, la trêve vole en éclats. Au-dessus des « nombreuses maisons », le ciel repasse à l’orage. Un déluge de barils brise-nuages, de bombes casse-partout, de crachats sème-la-mort. Les hélicoptères ont à nouveau perdu la tête, déchirant l’air, déversant leurs stocks de ferraille, menaçant de leurs palmes arrogantes le moindre recoin de la ville. […] À Daraya, maintenant détruite à 90 %, il n’est même plus permis de mourir dignement. […]

D’une voix d’outre-tombe, [Ahmad] passe en revue les cas de malnutrition, les enfants qui ont cessé de grandir, la peur d’un désastre humanitaire. Sa cité martyrisée risque de subir le même sort que Madaya. Dans cette ville également encerclée par les forces de Damas, une trentaine de personnes sont mortes de faim en 2015. À l’ombre des caméras, dix-sept autres enclaves vivotent dans les mêmes conditions : quinze d’entre elles sont assiégées par le régime, et les deux autres par les rebelles islamistes du Front al-Nosra. La faim est une arme de guerre. Une arme particulièrement efficace. Elle ne se voit pas. Mais elle grignote les corps à petit feu. Une stratégie destructrice, parfaitement calculée pour contrôler l’homme par le ventre. […]

Comment survivre à l’absurde ? Comment conjurer la faim ? Comment ne pas céder à l’angoisse et à la fatigue ? Comment défier la violence quand elle s’insinue dans tous les recoins de l’existence ? Ahmad me raconte que, pour ne pas sombrer, chacun s’invente des mécanismes de survie. Entre deux bombes, Hussam étudie d’arrache-pied, le nez collé à son ordinateur et les yeux rivés vers un avenir incertain. Il s’est récemment inscrit à l’université Roshd, qui dispense des cours à distance. Shadi, lui, court toujours après les bombes : il s’obstine à tout filmer, tout documenter, obsédé par ce besoin d’archiver en direct les crimes commis par le régime. S’il disparaît, il restera au moins quelques traces, se dit-il. Avec ses camarades du conseil local, ils ont même dessiné un plan précis du cimetière des martyrs, afin de pouvoir identifier chaque tombe en cas de bombardement des sépultures. La guerre leur a appris à penser à tout. Et la bibliothèque ? Elle est toujours là, confinée dans son modeste sous-sol, avec ses rangées d’ouvrages, son rétroprojecteur, ses canapés à fleurs, ouverte au public de manière intermittente. […]

Trop jeunes à l’époque du blocus imposé par l’armée serbe sur la capitale de Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1996, ils en découvrent tardivement l’histoire, les yeux béants. Quatre ans de bombardements incessants, de faim, de terreur imposée aux trois cent cinquante mille habitants piégés dans cette cuvette infernale. Quatre ans de violence aveugle qui coûta la vie à plus de onze mille cinq cents personnes et qui mit la ville en mille morceaux. Des immeubles déchiquetés. Des monuments éventrés. Y compris la grande bibliothèque, où plus d’un million et demi de volumes partirent en fumée. Attaquée par une pluie d’obus, elle était le socle du patrimoine culturel de Sarajevo. Un face-à-face avec l’Histoire. Comme un miroir de leur propre histoire. De leur tragédie, de leur douleur. De leur courage et de leur combat pour la liberté. – Lire sur Sarajevo, c’est se sentir moins seul. Se dire que d’autres, avant nous, ont traversé la même épreuve. Dans un autre pays. Un autre contexte. Mais, grâce à leur récit, je me sens moins vulnérable. Je retrouve une force intérieure qui me fait avancer, dit Ahmad. […] La bibliothèque m’a ramené à la vie.

La collecte des livres et la lecture auront participé à la résistance des combattants et habitants de la ville assiégée de Daraya, pendant de longs mois. 

Malheureusement, cette période de la guerre civile en Syrie ne se termine pas forcément bien ; je vous laisse découvrir la fin du récit dans ce livre si touchant.

Benoit