Dans cet exil forcé de la déportation, long de sept ans, Louise Michel se comporte une fois encore d’une façon « originale ».
Comme ethnologue d’abord. Seule contre la majorité de ses co-détenus et de l’administration pénitentiaire, elle sympathise avec les autochtones et recueille leurs chansons, leurs langues et leurs coutumes. Ce travail se traduira par la publication en 1885 à son retour en France de Légendes et chansons de geste canaques: avec dessins et vocabulaires en collaboration avec Charles Malato, jeune déporté de 17 ans arrivé au bagne avec ses parents. Elle sera également l’une des rares personnalités européennes à prendre la défense des Kanaks lors des révoltes de 1878, perçus le plus souvent comme une population de sauvages incontrôlables (Le Gaulois, 30 septembre 1878). Son idéal révolutionnaire ne supportera pas la souffrance de ce peuple auquel on subtilise sa terre et ses droits ancestraux.
Ensuite comme botaniste. Passionnée par le vivant, Louise Michel élève et recueille toute sorte d’animaux tout en ne se lassant pas de décrire et de dessiner une nature luxuriante. Puis comme institutrice, l’éducation étant, selon elle, le seul moyen d’armer les populations pour combattre toute forme d’asservissement.
Le 16 octobre 1879, elle refuse une remise de peine par solidarité pour ses compagnons aussi déportés. Il faut que cette « amnistie soit totale ou [elle] ne sera pas ».
Idara légendes canaques, Louise Michel
IDARA (LA BRUYERE)
Nous avons dit que la femme en Calédonie ne compte pas, qu’on l’appelle nemo, rien, popinée qui signifie un objet d’utilité dans la langue des tribus. C’est elle qui porte l’attirail de pêche ou de récolte, qui traîne les enfants et sert son seigneur et maître.
A Sifou, où elle est moins dégradée, la race est plus belle ; autrefois de Sifou tombait de temps à autre, sur la terre calédonienne, une grande chasse à l’homme ; les Sifous étaient forts, ils venaient approvisionner leur garde-manger suivant leur appétit de chasseurs, quand la bête humaine a faim elle est terrible. Daoumi, canaque de Sifou, ce tayo de progrès dont nous parlions, sait grand nombre de chansons de gestes de son île et de plusieurs tribus calédoniennes.
Nous commençons par la plus vieille : Les Blancs, que disait Idara, femme qui fût takata, c’est à dire médecin, sourcière ou plutôt magnétiseur. Idara est une popinée (femme), une nemo (rien), et les tribus disent encore ses récits tout en traitant leurs femmes comme des animaux ; l’illogisme humain est de partout, ils ont du reste cela de bon qu’ils ne flattent pas les femmes pour les mieux tromper.
Idara assise sous les hauts cocotiers, gratte une palme qui fait un doux bruit, elle dit devant les cases la chanson du soir. Autour d’elle, les jeunes gens mènent lentement, en agitant les bras comme des ailes, la danse des roussettes.
Les pikinini (enfants) dorment à terre, les vieillards écoutent. Idara sait panser les blessures avec les feuilles mâchées des lianes cueillies au clair de lune, elle sait endormir avec le chant magique ou la fleur du niaouli infusée dans l’eau du diahot. Idara a vu beaucoup d’ignames (années), elle est si vieille qu’on ne peut plus les nombrer, c’est plus que cana neu neu dé ri (quatre-vingt-dix), les pointes de ses dents sont émoussées, mais sa voix est toujours forte, on dirait la poitrine du vent.
Elle dit la chanson des blancs.
Quand les Blancs sont venus dans leurs grandes pirogues, nous les avons reçus en tayos frères, ils ont coupé les grands arbres pour attacher les ailes de leurs pirogues, cela ne nous faisait rien. Ils ont mangé l’igname dans la keulé (marmite) de la tribu, nous étions contents. Mais les Blancs se sont mis à prendre la bonne terre qui produit sans la remuer, ils ont emmené les jeunes gens et les popinées pour les servir. ils ont pris tout ce que nous avions.
Les Blancs nous promettaient le ciel et la terre, mais ils n’ont rien donné, que la tristesse.
Ils ont pris les échancrures du rivage où nous mettions nos pirogues, ils ont mis leurs villages près des cours d’eau, sous les cocotiers où nous mettions les nôtres. Ils marchent dans nos cultures avec mépris parce que n’avons que des bâtons pour retourner la terre, et pourtant ils avaient besoin de ce que nous avons et ils devraient être malheureux chez eux, pour venir d’aussi loin, de l’autre côté de l’eau, dans le pays des tribus.
Qui donc vous mène, hommes blancs ? Quels souffles vous poussent ? Est-ce qu’un jour toutes les tribus se mêleront à travers les mers ?
Tayos, frappez les roseaux, Idara a parlé assez longtemps.
Ville de Numbo et île de Nou, dessin de Louise Michel