Luis Sepulveda est né au Chili en 1949, mort en 2020
C’est l’incroyable succès de la publication en français du Vieux qui lisait des romans d’amour en 1992 qui a propulsé ce récit écologique en un best-seller international. Le premier roman de Luis Sepulveda raconte l’histoire d’un homme veuf, grand connaisseur de la forêt amazonienne et de ses Indiens, qui se plonge dans la lecture de romans d’amour pour échapper à la barbarie des hommes blancs. Comme dans ses autres livres, l’écriture de Luis Sepulveda tient de la sobriété d’Hemingway qu’il avait pour son maître. Il a souvent repris la formule de l’écrivain brésilien João Guimarâes Rosa, “raconter, c’est résister”.
Le vieux qui lisait des romans d'amour
Assis sur les bonbonnes de gaz le dentiste et le vieux regardaient couler le fleuve. De temps en temps, ils se passaient la bouteille de Frontera et fumaient des cigares de feuilles dures, les seuls qui résistent à l’humidité. (…)
– Ecoute j’avais complètement oublié (…), je t’ai apporté deux livres.
Les yeux du vieux s’allumèrent.
– D’amour ?
Le dentiste fit signe que oui.
Antonio José Bolivar Proano lisait des romans d’amour et le dentiste le ravitaillait en livres à chacun de ses passages.
– Ils sont tristes ? demandait le vieux
– A pleurer, certifiait le dentiste
– Avec des gens qui s’aiment pour de bon ?
– Comme personne ne s’est jamais aimé.
– Et qui souffrent beaucoup ?
– J’ai bien cru que je ne pourrai pas le supporter.
A vrai dire, le docteur Rubincondo Loachamin ne lisait pas les romans.
Quand le vieux lui avait demandé de lui rendre ce service, en lui indiquant clairement ses préférences pour les souffrances, les amours désespérées et les fins heureuses, le dentiste avait senti que la tâche serait rude. Il avait peur de se rendre ridicule en entrant dans une librairie de Guayaquil pour demander « Donnez-moi un roman d’amour bien triste avec des souffrances terribles et une happy end » on le prendrait pour une vieille tante. Et puis il avait trouvé une solution inespérée dans un bordel du port.
Le dentiste aimait les négresses, d’abord parce qu’elles étaient capables de dire des choses à remettre sur pied un boxeur KO et ensuite parce qu’elles ne transpiraient pas en faisant l’amour.
Un soir qu’il s’ébattait avec Josefina, une fille d’Esmeraldas à la peau lisse et sèche comme le cuir d’un tambour, il avait vu un lot de livres rangés sur la commode….
– Tu lis ? avait-il demandé
– Oui mais lentement
– Et quels sont tes livres préférés ?
– Les romans d’amour, avait répondu Josefina. Elle avait les mêmes gouts qu’Antonio José Bolivar.
A dater de cette soirée, Josefina avait fait alterner ses devoirs de dame de compagnie et ses talents de critique littéraire. Tous les six mois, elle sélectionnait deux romans particulièrement riches en souffrances indicibles. Et plus tard Antonio Jose Bolivar Proano les lisait dans la solitude de sa cabane, face au Nangaritza.
Le vieux prit les deux livres, examina les couvertures et déclara qu’ils lui plaisaient.
Pendant ce temps on hissait la caisse à bord et le maire surveillait la manœuvre. En voyant le dentiste, il lui dépêcha un homme.
– Le maire vous fait dire de ne pas oublier les taxes.
Le dentiste lui tendit les billets déjà tout préparés en ajoutant
– Quelle idée. Dis-lui que je suis un bon citoyen.
L’homme retourna auprès du maire. Le gros prit les billets, les fit disparaître dans une poche et salua le dentiste en levant la main à hauteur de son front.
– J’en ai plein le dos moi de ses taxes, commenta le vieux.
– Des morsures de rien du tout. Les gouvernements vivent des coups de dents qu’ils donnent aux citoyens. Et encore, nous, on a affaire à un petit roquet.
Ils fumèrent et burent en regardant couler l’éternité verte du fleuve.
Très beau! Une découverte pour moi.
Ça donne envie de poursuivre l’aventure. Le dernier paragraphe ouvre le champ de réflexions, avec ces « coups de dents », que la littérature apaise, et soigne, mais ne guérit pas totalement! Hélas…
Maravilloso Luis. Viaje con los dioses ! Gracias Marie Pierre pour cet hommage