Portrait de Lydie Salvayre au moment du prix Goncourt
J’ai eu envie de donner quelques extraits de ce texte que j’aime beaucoup pour sa résonance avec la série d’articles que nous avons publiés concernant l’anniversaire de la Commune de Paris. Il y a des points communs entre ces deux périodes (la république espagnole de 1936 et la Commune) qui ont marqué chacune de leur empreinte les mouvements populaires, jusqu’à nos jours encore.
Dans les extraits que j’ai choisis j’ai préféré faire l’impasse sur tout ce qui concerne l’œuvre de Bernanos, non pas que cela manque d’intérêt à mes yeux, mais en raison du peu de place dont je dispose dans ce cadre. Le but final étant de vous donner l’envie d’aller vers le livre…
Anne B.
Lydie Salvayre Pas pleurer Ed. Du seuil 2014
Prix Goncourt 2014
Le roman entremêle deux voix : celle, révoltée, de Georges Bernanos, témoin direct de la guerre civile espagnole, qui dénonce la terreur exercée par les nationaux avec la bénédiction de l’Église catholique contre les « mauvais pauvres ». Son pamphlet, Les Grands Cimetières sous la lune, fera bientôt scandale. Celle, roborative, de Montse, mère de la narratrice et « mauvaise pauvre », qui, soixante-quinze ans après les événements, a tout gommé de sa mémoire, hormis les jours radieux de l’insurrection libertaire par laquelle s’ouvrit la guerre de 36 dans certaines régions d’Espagne ; jours que l’adolescente qu’elle était vécut avec candeur et allégresse dans son village de haute Catalogne. Deux paroles, deux visions qui résonnent étrangement avec notre présent, comme enchantées par l’art romanesque de Lydie Salvayre, entre violence et légèreté, entre brutalité et finesse, portées par une prose tantôt impeccable, tantôt joyeusement malmenée.
(Ed. du Seuil)
Femmes et hommes miliciens espagnols en 1936
La narratrice évoque une scène où sa mère encore très jeune est présentée à de potentiels employeurs les Burgos
Lydie Salvayre Pas pleurer (1)
Extrait 1 – Les protagonistes féminines
Le 18 juillet 1936, ma mère, accompagnée de ma grand-mère, se présente devant los señores Burgos qui souhaitent engager une nouvelle bonne, la précédente ayant été chassée au motif qu’elle sentait l’oignon.
Au moment du verdict, don Jaime Burgos Obregón tourne vers son épouse un visage satisfait et, après avoir observé ma mère de la tête aux pieds, déclare sur ce ton d’assurance que ma mère n’a pas oublié : Elle a l’air bien modeste.
Ma grand-mère le remercie comme s’il la félicitait, mais moi me dit ma mère, cette phrase me rend folle, je la réceptionne comme une offense, comme une patada al culo, ma chérie, une patada al culo, qui me fait faire un salto de dix mètres en moi-même, qui ameute mon cerveau qui dormait depuis plus de quinze ans.
Alors quand on se retrouve en la rue, je me mets à griter (moi : à crier), à crier Elle a l’air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire ?
Plus doucement pour l’amour du ciel, implore ma mère qui est une femme très éclipsée.
Ça veut dire je bouillais ma chérie, je bouillais, ça veut dire que je serai une bonne bien bête et bien obédissante ! Ça veut dire que j’accepterai tous les ordres de Doña Sol sans protester et que je laverai son caca sans protester ! Ça veut dire que je présenterai toutes les garanties d’une perfecte idiote, que je ne rechisterai jamais contre rien, que je ne causerai aucune moleste d’aucune sorte ! ça veut dire que don Jaime me payera des, comment tu dis ? des clopinettes, et qu’en plus il me faudra lui dire muchísimas gracias avec cet air modeste qui me va si bien.
Seigneur Jésus, murmure ma mère plus bas, on va t’ouir.
Et moi je grite encore plus fort : Je me fous qu’on m’ouit, je veux pas être bonniche chez les Burgos, j’aime mieux faire la pute en ville !
Pour l’amour du ciel me supplique ma mère, ne dis pas ces bêtises.
Ils nous ont même pas invités à nous assir, je lui dis révoltée, ni même serré la main (…).
Ma mère a quatre-vingt-dix ans au moment où elle évoque pour moi cette jeunesse dans cette langue mixte et transpyrénéenne qui est devenue la sienne depuis que le hasard l’a jetée, il y a plus de soixante-dix ans dans un village du sud-ouest français.
Ma mère a été belle. On me dit qu’elle avait autrefois cette prestance très particulière que conférait aux femmes espagnoles le port du cántaro (de la cruche) sur la tête et qu’on ne voit aujourd’hui qu’aux danseuses de ballet. On me dit qu’elle avançait comme un bateau, très droite et souple comme une voile. Aujourd’hui elle est vieille, le visage ridé, le corps décrépit, la démarche égarée vacillante, mais une jeunesse dans le regard que l’évocation de l’Espagne de 36 ravive d’une lumière que je ne lui avais jamais vue. Elle souffre de troubles de la mémoire et tous les événements qu’elle a vécus entre la guerre et aujourd’hui, elle en a oublié à tout jamais la trace. Mais elle garde absolument intacts les souvenirs de cet été 36 où eu lieu l’inimaginable, cet été 36 pendant lequel, dit-elle, elle décourvrit la vie et qui fut sans aucun doute l’unique aventure de son existence.
Extrait 2 – contexte historique (Seulement en lecture)
p.85-88
En juillet 36 [une série de facteurs,] aboutirent à la division de la République une et indivisible en deux camps (chacun tirant à soi l’Histoire pour la confisquer à son profit) : d’un côté un front dit populaire composé des différentes gauches qui bientôt s’entredéchirèrent pour finir par s’entredétruire, et de l’autre un front dit national formé des droites coalisées, des plus honorables aux plus extrêmes, sourdes à la voix d’un peuple poussé à bout par des décennies de misère et qui refusaient de s’incliner devant la nouvelle république obtenue par le suffrage universel.
VOUS AVEZ FAIM, MANGEZ LA REPUBLIQUE. (…) En février 36 le climat 2tait si tendu entre les deux Espagne que le pouvoir se décida à convoquer des élections législatives. Le Frente popular remporta la victoire et nomma à la tête du pays le républicain progressiste Manuel Azaña.
[mais les haines partisanes, les discordes infertiles, les fanatismes de tous bords et leur aveuglement, la déconsidération politique dans laquelle était tenue la République, celle-ci impuissante à mener les réformes nécessaires, notamment agraires, la surenchère des griefs, les scandales financiers qui touchaient l’un et l’autre bord…] allaient conduire à une situation explosive. Le 17 juillet les garnisons installées au Maroc et aux Canaries se soulevèrent contre le gouvernement légal.
Le 19 juillet le général Franco prit la tête des insurgés. A la nouvelle du putsch les syndicats déclenchèrent une grève générale et sommèrent le gouvernement de leur distribuer des armes. Le coup d’état Franquiste mit ainsi debout un peuple qui ignorait sa propre force et il allait permettre ce que ni les socialistes ni les anarchistes n’auraient jamais pu accomplir par eux-mêmes : la moitié de l’Espagne et les six villes principales passèrent en quelques jours entre les mains des révolutionnaires. (…) Dans l’Europe de la fin du XIXème et du début du XXème, le courant libertaire connut des heures si fastes que les gouvernements mirent en place des moyens drastiques pour le réprimer. A partir de juin 36 en effet d’innombrables villages transformés en communes collectives libres et autogérées vécurent hors du contrôle du pouvoir central, sans police, sans tribunaux, sans patrons sans argent, sans église, sans bureaucratie, sans impôt et dans une paix presque parfaite. C’est cette expérience unique (…) que ma mère eut la chance inouïe de vivre.
Lydie Salvayre (3)
Extrait 3
Les idées libertaires des jeunes inquiètent les anciens dont le père de Montse. Les conflits sont tels que les jeunes Montse et son frère José partent à Barcelone. …Là ils vont vivre quelques jours extraordinaires. Alors qu’ils ont à peine plus de 15 ans Montse, ses amis et son frère découvrent que la Révolution a semé beaucoup trop de cadavres. José, choqué, désabusé et déçu décide de rentrer au village avec son ami Juan.
Un soir il prend le frais à la terrasse d’un café, il boit une manzanilla, il regarde les passants. A une table proche deux hommes sifflent cul sec plusieurs verres d’eau-de-vie. Ils parlent à voix si forte qu’il ne peut que les entendre. Ils sont hilares. Ils rotent. Ils s’entrecongratulent. Ils sont extrêmement contents d’eux-mêmes et se décernent réciproquement des brevets d’héroïsme. Ils ont fait un de ces putains de coups !
Après avoir cueilli deux prêtres morts de peur terrés dans une cave, ils ont flingué le premier d’un coup de révolver, pam en pleine poire, puis ils ont dit au deuxième qui se chiait au froc de décamper en vitesse et ils l’ont flingué dans le dos pam pam lorsqu’il s’est mis à courir. Deux curés butés dans la même journée ! Eux qui croyaient rentrer bredouilles ! Pas mal le tableau de chasse ! Il fallait les voir se chier de trouille, les curaillons, impayables !
Ils se croient drôles.
Ils s’étonnent que José ne partage pas leur allégresse. Serait-il un franquiste ou quoi ?
José passe la main sur son front, comme un dormeur qui s’éveille d’un cauchemar.
Il est terrassé, comme Bernanos est terrassé au même moment à Palma, et pour des raisons similaires. Il reste figé sur sa chaise, paralysé d’effroi, plus mort que vif.
On peut donc tuer des hommes sans que leur mort occasionne le moindre sursaut de conscience, la moindre révolte ? On peut donc tuer des hommes comme on le fait des rats ? Sans en éprouver le moindre remords ? Et s’en flatter ?
Mais dans quel égarement, dans quel délire faut-il avoir sombré pour qu’une « juste cause » autorise de telles horreurs ?
Quelle abjection sautera au visage de ces deux meurtriers s’ils agenouillent un jour devant eux-mêmes ?
José ne peut plus fermer les yeux devant la vérité qu’il a soigneusement écartée de son esprit et qui soudain gesticule, vocifère, et violemment l’apostrophe : chaque nuit des expéditions punitives de miliciens assassinent des prêtres et des suspects prétendument fascistes. (…)
José, tout comme Bernanos à Palma, découvre qu’une vague de haine ronge ses propres rangs, une haine permise, encouragée, décomplexée comme on le dirait aujourd’hui, et qui s’affiche fière et contente d’elle-même.
José n’aspire qu’à rentrer chez lui le plus vite possible. Sa décision est prise. Il ne s’engagera pas dans la guerre. On va peut-être le traiter d’embusqué, il s‘en fout, il rentrera au village.
Franco et ses troupes
Lydie Salvayre (4)
Extrait 4 Le mariage
Montse, qui est restée à Barcelone, va tomber amoureuse, pour une nuit, d’un poète en partance pour la Révolution… Elle reviendra au village, enceinte d’un bébé qu’elle n’a pas vraiment désiré, ne sachant pas le nom du père et rêvant qu’il va pouvoir la retrouver, alors qu’elle ne lui a jamais dit, ni son nom de famille, ni celui de son village… Il faudra que sa famille (surtout sa mère) arrange rapidement un mariage pour sauver l’honneur de la famille avec Diego (le fils Burgos) qui a toujours été amoureux d’elle. Mais Diego (communiste) et responsable du village a toujours été opposé à José (anarchiste). Les deux hommes se fâchent. Les familles du village se déchirent, la fracture idéologique est trop forte et dresse les hommes les uns contre les autres, les obligeant à se rallier derrière l’un ou l’autre des beaux-parleurs. Montse est trop jeune pour comprendre tous les enjeux de la bataille… Elle accepte de se marier avec Diego et elle, qui était la fille d’une « mauvaise pauvre », va devoir s’adapter à sa nouvelle vie dans une famille qui a des manières, des idées et des coutumes différentes.
Le 10 novembre, une rencontre eut lieu entre les parents de Montse et ceux de Diego. Il s’agissait de fixer la date des noces et de décider de la dot ainsi que du contrat qui lierait les époux (que le père signa d’une croix.
Montse, ce jour-là, fut au supplice. Non pas tant par la perspective de sceller définitivement son destin, comme on eût pu le croire, que par la vision de ses parents si gourds, si timides et si empruntés dans le salon luxueux des Burgos.
Son père avait posé son béret sur ses genoux, découvrant un front blanc qu’une ligne nette séparait de la peau hâlée e son visage, et il restait tout contrit sur sa chaise, tout empoté, ses gros souliers brillants posés l’un contre l’autre, le regard vacillant, désarmé, chien battu, malgré les Mettez-vous à l’aise, et les Pas de manières entre nous réitérés de Doña Sol. Quant à sa mère, fluette, les yeux baissés, ses mains rouges nouées dans le creux de sa jupe noire, elle s’essayait à disparaître et y parvenait presque.
Montse, silencieuse, regardait ses parents avec une méditative, une poignante intensité. Elle les regardait comme si elle les voyait pour la première fois. Et elle se disait en elle-même Comme ils ont l’air modeste ! Leurs visages, leurs mains, surtout leurs mains, les mains rouges de sa mère abîmées par les lessives et l’eau de Javel, et les grosses mains calleuses de son père aux ongles noirs de terre, leurs mains abîmées, leurs gestes gauches, cette façon de s’exprimer en s’excusant, leurs petits rires étranglés, leur déférence excessive et leurs remerciements qui n’en finissaient pas, tout en eux reflétait la modestie de leur condition et l’héritage d’une pauvreté transmise intacte depuis des siècles.
Et la pensée lui vint qu’elle était exactement à leur image. La pensée lui vint qu’elle aurait beau, à l’avenir, se maquiller, se vêtir de robes coûteuses, se parer de bijoux précieux, apprendre les gestes de l’autorité en renvoyant les bonnes d’un revers de la main comme on chasse les mouches, elle garderait toute sa vie cet air modeste qui était un air intérieur, un air immétrisable, un air indélébile, un air qui autorisait tous les abus et toutes les humiliations, un air hérité d’une longue lignée de paysans pauvres, et son empreinte inscrite sur sa gueule et dans sa chair, une empreinte laissée par les acceptations sans gloire, les renoncements sans prestige, les révoltes sans cris, et cette conviction qu’on n’est sur terre que très peu de choses.
Elle se dit aussi au même moment qu’elle n’aurait pas le courage à l’avenir de voir ses parents se tortiller maladroits, gênés et honteux d’eux-mêmes, devant l’assurance calme de ses beaux-parents, et qu’elle leur éviterait autant que possible les rituelles réunions qui, à Pâques et à Noël, tentent de réconcilier les familles disparates.
Affiche de l’époque