C’est un abécédaire choisi, où l’on irait de Arbres à Vaches, en passant par Chiens, Journal, Tracteurs.

Ce serait l’os des choses, leur velours ; et comme une déclaration d’amour répétée vingt-six fois.

Album, Edition Buchet-Chastel 2012

giacometti

Née à Aurillac, le 01/10/1962, Marie-Hélène Lafon est une professeure agrégée et écrivaine française. Elle a obtenu le prix Renaudot 2020 pour « Histoire du fils ».
Nous avons choisi cette année pendant tout le mois de mars, de faire la part belle aux femmes écrivaines et pourquoi ne pas commencer par là, le début, la terre nourricière vue au microscope de cette palette subtile et puissante…                             Marie-Pierre

Nuit

by Marie Hélène Lafon, lu par Marie-Pierre

NUIT

La nuit ne tombe pas, elle monte.

Grosse de vents sombres qui ont roulé sur des étendues de pays sans nom, elle mugit longuement et son mufle mouillé s’écrase contre les murs des maisons où les humains tapis se tiennent chaud dans le rond jaune des lampes ou au bord de la télévision.

Les petits des hommes la craignent, leurs corps tendres et neufs se refusent à sa morsure d’ogresse. Les lumières des villes orgueilleuses la trouent et voudraient triom­pher d’elle, la pousser dans ses retranche­ments ultimes, l’acculer au plus intime de ses replis oubliés, mais ça résiste, quelque chose demeure et s’obstine qui coule dans le sang des bêtes et des gens et frémit sous leur peau.

La nuit épaisse s’ouvre et s’alanguit sous la coulée de la lune ; elles ont partie liée, elles se devinent et se flairent et s’épousent ; c’est un émouvant mystère, une cérémonie majuscule que nous surprenons parfois, au creux languide des étés ou derrière la vitre à la faveur d’une insomnie, ça ne nous regarde pas, ça se passe sans nous et de nous qui restons en lisière de la fête, empê­chés de boire ce lait et cependant éblouis d’ivresse.

La nuit orgueilleuse crépite d’étoiles répandues, fastes, dévorantes, immuables, filantes, chevelues, perdues, éperdues, retrou­vées, émouvantes.

La nuit craquette, et stridule et hulule. Sonore, elle laisse parler les maisons et des bêtes la traversent que l’on devine embus­quées, à l’envers de nos vies diurnes. L’été, des fragrances l’habitent, subtiles et puis­santes, des remugles s’y mêlent et nous assaillent de relents au détour d’un chemin familier tandis que Ton tâte de la main le tiède du muret repu de soleil.

Les chiens la connaissent, ils l’ont apprivoisée et patrouillent, alertes, l’oreille dressée, précédant et suivant l’impétrant aventuré en quête de frissons et de sensa­tions subtiles volés à l’ordinaire des familles attablées et du sommeil en chambre close.

La nuit se retire à l’aube, elle cède et reflue, drapée en ses oripeaux ; elle glisse de l’autre côté du monde, elle palpite à fleur d’horizon, elle remue.