Le trottoir roulant de Montparnasse

Jean Bernard Pouy, auteur de romans noirs, figurait dans l’émission «Des Papous dans la tête».
Après trente-trois ans de facéties oulipiennes sur France Culture, l’émission disparaît des ondes en 2018.
Le texte qui va suivre est tiré de l’anthologie « Les Décraqués» (Editions Points, Le goût des mots, parution 2004 chez Gallimard).
Betty nous l’a lu lors de la scène ouverte de juin… La prochaine scène ouverte aura lieu vendredi 24 novembre … vous avez le temps de vous y préparer !

Jean-Bernard  Pouy   TOURISME   MINIMAL

A l’opposé des grandes transhumances à la mode, offrez-vous des expériences minimalistes.

LE  TROTTOIR ROULANT DE MONTPARNASSE III

Dès que l’ennui me fige les os, dès que l’appel du large fait résonner ses cornes de brume dans mon cerveau anesthésié par la vie urbaine, je sais un endroit qui me remet en place, qui réactive le rêve et me permet de voyager, de parcourir d’insondables distances.

Gare Montparnasse. (…) La mirifique gare de Montparnasse III, celle où l’on ne va jamais, on ne devine même pas quel genre de train peut partir d’une gare aussi méconnue et étrange.

Alors, peu après, le miracle.

C’est là que je viens de temps en temps me ressourcer, voyager, vivre la vitesse, me dépayser. Il y a, allongé le long d’un mur, et toujours vide, le plus inutile tapis roulant du monde, une centaine de mètres de sable noir en mouvement. Cent mètres à peine et après, c’est l’inconnu, ce fameux Montparnasse III, d’où personne, à ma connaissance, n’est jamais revenu.

Là, dans le silence, à peine entend-on au loin, les hauts parleurs de la gare donner tous les détails sur les arrêts éventuels de train dans des villes impossibles, on baigne dans la paix mouvante et défilante.

Une première fois, dessus, on marche et le vent de la course frappe votre visage. Si vous fermez les yeux, vous êtes sur la proue d’un galion cherchant la sortie du port de St Malo. C’est quand même bien plus excitant que d’apprendre que vous devez changer à Rennes.

Parvenu au bout de ce highway quasi mythique, c’est sportivement et intelligemment que vous tentez de ne pas vous casser la figure, même si vous essayez des figures compliquées, comme, débarquer sur un pied, à l’envers ou sur un pied et à l’envers.

Vous revenez alors à votre point de départ, à pied, en découvrant, si vous avez un peu de chance, un autre aventurier voyageur ayant eu la même idée que vous. Vous ressautez alors sur le tapis, mais là, vous ne marchez pas, vous restez immobile, vous vous apercevez avec délice que vous allez moins vite que quelqu’un avançant à pied juste à côté de l’engin.

Vous fermez les yeux, et alors c’est tout un tas de petites expériences intimes, sentir les roulettes sous les pieds, contrôler, sous la main, que le rouleau de caoutchouc auquel vous vous tenez, va un peu plus vite que le tapis lui-même, et qu’il faut donc, de temps en temps, le laisser filer sous la paume.

Savourer aussi d’être sur un des seuls tapis en plein air, loin des miasmes du RER, se demander le pourquoi du comment de son improbable existence, prévoir pour la prochaine fois une valise extrêmement lourde, organiser une visite de nuit, calculer, après dix passages, combien de distance on a pu parcourir et savoir s’en aller quand les employés de la SNCF se mettent à vous regarder d’un drôle d’air.

Voilà un voyage presque immobile. Une aventure difficile dans la subtilité de ses effets. Et gratuite en plus.

Que bien sûr je recommande à tous ceux qui, depuis leur enfance, ne se remettent pas de la non-existence des tapis volants.