Alors que le Moyen-Orient s’embrase à nouveau et que l’idée de la guerre, somme toute abstraite tant qu’on ne l’a pas vécue, me fait toujours autant horreur, je reprends la lecture de Quand j’étais soldate. Ce « roman autobiographique » aborde le vécu, de l’intérieur avec un regard extérieur, dans un pays de 10 millions d’habitants grand comme deux fois la Corse, hyper-militarisé, qui n’a encore jamais connu la paix et qui fait trembler le monde. Au-delà de tout penchant pro ou anti, je vous en propose quelques extraits qui m’aident à réfléchir sur l’actuelle banalisation grandissante de l’idée de guerre.
Benoit
Née à Nice en 1970, Valérie Zenatti a vécu son adolescence en Israël, dans le désert du Néguev. En 1988, elle y effectue son service militaire, pendant deux ans, comme tous les garçons et les filles de ce pays ; elle en tire un roman fortement inspiré de cette expérience particulière, Quand j’étais soldate (Ecole des Loisirs, 2002). De retour en France, elle étudie l’histoire, la langue et la littérature hébraïques. Elle a publié plusieurs livres destinés à la jeunesse dont Une bouteille dans la mer de Gaza (Ecole des Loisirs, 2005), traduit en une quinzaine de langues, plusieurs fois primé en France et à l’étranger, adapté au cinéma et au théâtre. Son roman, En retard pour la guerre (L’Olivier, 2006), la fait connaître auprès d’un plus large public. Il est suivi par Les Âmes sœurs (L’Olivier, 2010) et Mensonges (L’Olivier, 2011), un récit intimiste où elle évoque sa rencontre avec Aharon Appelfeld dont elle est la traductrice.
Quand j’étais soldate
Editions L’Ecole des Loisirs – 2002
Ce « roman autobiographique » est basé sur les notes prises au cours des 2 années de son service militaire obligatoire en Israël.
L’ouvrage a été couronné par le « Prix des collégiens de l’Aveyron » en 2003, le « Prix Ado-Lisant » (Belgique) en 2004 et le Prix du roman historique de la ville de Poitiers en 2003.
Matricule 3810159, Régiment 3, Compagnie D
Soldate. 19/09/88-18/09/90
Je suis née à Nice
Je suis née à Nice, en France, et c’est très exceptionnel. Remarquable, même. C’est ce qui fait pour tous la différence, et pour certains mon intérêt, voire mon charme. Il suffit que j’ouvre la bouche pour qu’on s’agglutine autour de moi. Ça facilite le contact, mais c’est souvent exaspérant, surtout lorsqu’il faut à tout prix « dire quelque chose en français. » Baudelaire, émouvant, fait chier, tristesse infinie, gouffre sans fond, camembert, éphémère, crotte de bique, n’importe quoi. Ce qui compte pour eux, c’est le son. Surtout les mots qui comportent des e, u, an, in, on, bœuf-pue-camp-savon, tous ces sons qui n’existent pas dans leur langue et qu’ils trouvent si charmants, si exotiques. C’est avec eux que j’ai appris qu’une langue était d’abord une musique, un assemblage de sons. Je leur dis donc n’importe quoi, parce que je ne sais que dire à des gens qui ne me comprennent pas, et eux sont ravis. Ça me désole parce que j’aime vraiment les mots : ils me fascinent, je les respecte, je cherche à percer leur mystère, à les utiliser à bon escient dans les deux langues. La maternelle, le français, et l’étrangère, l’hébreu.
L’armée, ici, fait partie de notre vie
J’ai deux meilleures amies russes, elles ont les yeux bleus et les cheveux châtains mais ne se ressemblent pas. Nous avons eu, avons, ou allons avoir dix-huit ans. Dans deux mois, nous transpirerons sur les épreuves du bac. […] Dans six mois, au plus tard, nous échangerons nos T-shirts et nos jeans contre une chemise et un pantalon kaki. L’armée pour toutes. Soldates. […]
L’armée, ici, fait partie de notre vie. Avant l’incorporation, avant la convocation pour la première visite médicale, celle que toutes les filles redoutent en gloussant car elles savent qu’il faudra défiler toute nue par groupes de cinq devant des médecins, des hommes pour la plupart, et cette idée les terrifie. Les soldats et les soldates sont les héros du passé, ceux qui ont gagné la guerre d’indépendance, la guerre des Six Jours et celle du Kippour, ceux qui se font tuer au Sud-Liban. Chaque année, lors de la journée du Souvenir, on nous montre des films et des photos en noir et blanc où des soldats beaux à couper le souffle lancent un sourire lumineux et fatigué à l’objectif ou à la caméra. Tous les jours, dans la rue, au cinéma, au supermarché, en boîte ou à la station d’autobus, on les croise, les fils et les filles des voisins, les copains et les copines qui étaient en terminale l’année précédente, dans leurs uniformes kaki, et plus rarement dans l’uniforme gris de l’armée de l’air. Ils rentrent de leur base ou y retournent, ils se détendent, sortent, draguent, personne ne les regarde en particulier parce qu’il y en a trop, parce que c’est normal et que tout le monde a été, est ou sera un jour à l’armée. Mais lorsqu’un soldat ou une soldate s’endort sur l’épaule de quelqu’un dans l’autobus, tous les passagers échangent des regards attendris et la personne qui sert de coussin malgré elle fait très attention à ne pas bouger, à ne pas réveiller le garçon ou la fille de dix-huit ans qui donne deux ou trois des plus belles années de sa vie au pays, comme on dit. Car, concernant l’armée, tout le monde a l’air d’accord sur un point : c’est extrêmement fatigant, mais indispensable. […]
L’armée, pour les garçons, c’est les filles, et pour les filles, c’est les garçons. C’est-à-dire que chacune (prenons le cas des filles) espère trouver, dans cet immense catalogue de garçons âgés de dix-huit à vingt et un ans, celui qu’elle attend et qui tarde à venir, celui qui exprimera quelque chose comme : « Je suis un homme, un vrai, très fort et très sensible, je suis là pour te protéger. » Et les autres, celles qui ont déjà un amoureux, vivent avec la peur au ventre : elles font des cauchemars toutes les nuits à l’idée qu’une ravissante soldate, une bombe à qui le kaki irait merveilleusement bien, se place sur le chemin du garçon éloigné de sa petite amie et se propose de le consoler. L’armée est, entre autres, notre collection Harlequin. Nous sommes un pays de fous situé entre les chansons, la mer et la guerre. Un pays où la mort est envisageable, dès dix-huit ans, mais cette éventualité ne rend personne plus intelligent. Un pays où l’on est persuadé que l’amour se cache dans les bases entourées de barbelés, sous une tente de toile grossière, dans un sac de couchage épais. Je vis ici, je connais et je comprends tout cela presque physiquement. Pourtant, je me sens encore étrangère.
Des pancartes blanches de taille moyenne sont accrochées aux barbelés. « Terrain militaire fermé. Interdiction de prendre des photos. Tout contrevenant sera puni selon la loi. » J’ai déjà vu des dizaines de plaques de ce genre : Israël est un tout petit pays et on ne peut pas faire vingt mètres sans tomber sur un terrain militaire.
Etre Néo-Zélandais
Nous avons eu hier soir, après dîner, une conversation très émouvante. Sujet : quel est le lien qui nous attache à Israël, ce pays qui n’a que quarante ans et où vivent des Juifs venus du monde entier ? Certaines ont dit que c’était la terre de nos ancêtres : Abraham, Isaac, Jacob, David. D’autres ont répondu que l’extermination des Juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale avait prouvé qu’il fallait un Etat pour les Juifs, dans lequel ils pourraient se réfugier s’ils étaient menacés. Quelques filles au raisonnement assez sain, au fond, ont dit qu’elles étaient nées ici, et qu’en général l’homme est attaché à sa patrie. […]
Parfois, je me demande ce que l’on ressent lorsque l’on vit en Nouvelle-Zélande. Arpenter les îles de l’océan Pacifique, vivre dans un pays difficile à trouver sur les cartes, grandir dans une ville aux toits rouges et se promener dans un champ vert, habiter une maison bâtie par un ancêtre, être le petit-fils d’un grand-père mort de vieillesse, étudier une histoire de deux cents ans dans un livre gris et fin, tirer du vin au tonneau de la cave. Une cave qui n’est pas un abri. Être néo-zélandais et faire des projets sur cinq ans, suivre avec émotion les exploits de l’équipe de foot locale, éventuellement s’engager dans l’armée de métier, puisqu’il n’y a pas de service militaire obligatoire. Être libéré de l’armée, avec l’espoir de vivre « une vie mouvementée », lire un journal néo-zélandais et ne pas comprendre ce qui se passe en Terre sainte, pourquoi les gens se font tuer pour chaque lambeau de terre, alors que le monde est grand, et la vie précieuse. Croire que tous les hommes sont égaux. Être néo-zélandais et savoir qu’un canon ne tire que pour l’anniversaire de la reine Élisabeth, qu’une grenade est un fruit qui tache les vêtements, qu’un sac de couchage est destiné au camping, et qu’une veuve est, en général, une vieille femme. Et lorsque le voisin raconte que son fils est tombé, lui demander s’il ne s’est pas fait mal.
Elle est née en Suède
Elle est née en Suède, Des cheveux dorés et des enfants qui ne jouent pas à la guerre, Des innocents, qui ne demandent pas si Dieu existe parce qu’ils n’ont pas besoin de lui. Et moi ici, un morceau de terre petit et tranquille, que l’histoire a transformé en une boule de tension avec des complications infinies. Des jeunes gens dans leurs belles années, héros ici, chaque jour à nouveau. Et ils ne demandent pas si Dieu existe car ils ont peur de la réponse. Elle est venue nous rendre visite, un lieu, dont on lui avait dit qu’il était une patrie. […] Je ne pouvais lui expliquer, et m’expliquer à moi-même, que je devais à quelqu’un trois années de ma vie, et ensuite ma vie entière. Et que […] nous étions prêtes à prendre les armes et à nous faire dégommer dans la minute pour protéger notre petit pays. Ce pays où les veuves ont trente ans, où les canons ne se sont jamais tus et où, lorsque l’on dit que le fils du voisin est « tombé », chacun sait que c’est à la guerre. Dans un silence ému, nous pensions toutes que nous faisions partie d’une grande chaîne lourde d’histoire, de morts mais aussi d’espoir. Toutes sauf une. Daniéla a lâché […] :
– Vous avalez tout ce que l’on vous sert. On vous parle d’un pays idyllique et vous, vous y croyez naïvement. Ces paroles sirupeuses, c’est bon pour les émissions télé le jour de l’Indépendance. C’est bon pour faire croire aux foules que nous sommes si beaux, n’est-ce pas ? Si gentils, si sensibles, si pacifistes, et que, malheureusement, nous devons toujours nous défendre.
– Mais c’est la vérité !
– Quelle vérité ? Celle à laquelle vous voulez croire, pour ne pas vous poser de questions sur l’uniforme que nous portons, sur ce qu’il représente pour les Palestiniens, par exemple. […]
– Arrête ! Ça n’a rien à voir ! Nous avons une histoire particulière, les Juifs ont été persécutés partout pendant des siècles, et les pionniers sionistes se sont sacrifiés pour que l’on puisse vivre ici en paix…
– Justement si, « ça a à voir », a coupé Daniéla. Tant que nous aurons cette image romantique et irréprochable de nous-mêmes, nous continuerons à opprimer un peuple sans même nous en apercevoir.
– Mais c’est eux qui…
La discussion sur les Palestiniens s’est enlisée. À bout d’arguments, le « camp des patriotes » a balancé à la figure d’une Daniéla stoïque les morts de la Shoah, ceux de la guerre d’indépendance, de la guerre des Six Jours, de la guerre du Kippour, de la guerre du Liban. Et parmi ces morts, il y avait une grand-mère, un oncle, un père, un frère, un cousin, un ami. Je n’ai pas dit un mot. Je n’avais pas de mort proche à exhumer. Je pensais aussi que Daniéla n’avait pas tout à fait tort, mais qu’il fallait dire les choses autrement, expliquer, sans faire autant de mal, sans provoquer ces crises de larmes, sans tout remettre en question. Ou alors il fallait vraiment désespérer, ôter l’uniforme et déserter dans la minute.
Bonsoir!
C’est si émouvant, que cette jeunesse qui s’est pliée au devoir avait la capacité à être malgré tout joyeuse… et à ce jour tout aussi désespérant car la guerre toujours est plus
que jamais vivante…
Merci Benoît
Merci pour le choix de ce texte tellement essentiel !
J’avais bcp apprécié « Le garcon qui voulait dormir » mais je ne connaissais pas le livre de V. ZENATTI…. Très envie de lire La soldate !!!
C’est vraiment bien !
Merci Benoit
Merci les Mots à la bouche