A une époque où la vitesse anime tout ce qui nous entoure, où les voyages sont devenus pour beaucoup une façon de découvrir le monde, existe-t-il encore des contemporains qui, à l’image de Xavier de Maistre, savent se contenter des beautés qui les entourent et de leur vie intérieure ?

Xavier de Maistre

                Voyage autour de ma chambre

                 Extraits : chapitre IV et V

Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa  direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je la traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. – Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin l’exige. Je n’aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : « Aujourd’hui, je ferai trois visites, j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé. » – Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, de goûts et de sentiments ; elle reçoit si avidement tout ce qui se présente !…

– Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clairsemées, qu’il faudrait être fou pour ne pas s’arrêter, se détourner même de son chemin, pour cueillir toutes celles qui sont à notre portée.

Il n’en est pas de plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route.

Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon, et je m’y arrange tout de suite. – C’est un excellent meuble qu’un fauteuil ; il est surtout de la dernière utilité pour tout homme méditatif. Dans les longues soirées d’hiver, il est quelquefois doux, et toujours prudent de s’y étendre mollement, loin du fracas des assemblées nombreuses. – Un bon feu, des livres, des plumes ; que de ressources contre l’ennui ! Et quel plaisir encore d’oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques rimes pour égayer ses amis ! Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage.

 Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de ma chambre, et qui forme la plus agréable perspective. Il est situé de la manière la plus heureuse : les premiers rayons du soleil viennent se jouer dans mes rideaux. – Je les vois, dans les beaux jours d’été, s’avancer le long de la muraille blanche, à mesure que le soleil s’élève : les ormes qui sont devant ma fenêtre les divisent de mille manières, et les font balancer sur mon lit, couleur de rose et blanc, qui répand de tout côté une teinte charmante par leur réflexion. – J’entends le gazouillement confus des hirondelles qui se sont emparées du toit de la maison, et des autres oiseaux qui habitent les ormes : alors mille idées riantes occupent mon esprit ; et, dans l’univers entier, personne n’a un réveil aussi agréable, aussi paisible que le mien.

J’avoue que j’aime à jouir de ces doux instants, et que je prolonge toujours, autant qu’il est possible, le plaisir que je trouve à méditer dans la douce chaleur de mon lit. – Est-il un théâtre qui prête plus à l’imagination, qui réveille de plus tendres idées, que le meuble où je m’oublie quelquefois ? – Lecteur modeste, ne vous effrayez point ; – mais ne pourrais-je donc parler du bonheur d’un amant qui serre pour la première fois, dans ses bras, une épouse vertueuse ? plaisir ineffable, que mon mauvais destin me condamne à ne jamais goûter !

N’est-ce pas dans un lit qu’une mère, ivre de joie à la naissance d’un fils, oublie ses douleurs ? C’est là que les plaisirs fantastiques, fruits de l’imagination et de l’espérance, viennent nous agiter. – Enfin, c’est dans ce meuble délicieux que nous oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins de l’autre moitié. Mais quelle foule de pensées agréables et tristes se pressent à la fois dans mon cerveau ? Mélange étonnant de situations terribles et délicieuses ! […]

Xavier de Maistre (1763- 1852) est un écrivain savoisien de langue française et en même temps un général russe…

Né à Chambéry dans une famille de l’aristocratie savoisienne. A 18 ans, il embrasse, comme cadet de la famille, la carrière des armes et rejoint le Réal-Navi stationné à Chambéry, puis à Turin où il écrit Voyage autour de ma chambre, récit autobiographique en 42 courts chapitres. Âgé alors de 27 ans, il fut mis aux arrêts pendant 42 jours, enfermé dans sa chambre dans la citadelle de Turin, pour une affaire de duel.
En 1799, une armée russe commandée par général Souvorov descend en Italie, Xavier s’engage sous ses ordres avec le grade de capitaine. Il participe à la bataille de Novi puis l’armée russe rejoint la Suisse et est défaite à Zurich. Xavier suit Souvorov rappelé en disgrâce en Russie. À Moscou, il quitte l’armée et ouvre un atelier de peinture qui devient à la mode. Ses paysages connaissent un certain succès.
En 1810, il rejoint l’armée russe qui se bat dans le Caucase et est grièvement blessé en Géorgie, ce qui lui inspirera Les Prisonniers du Caucase. Il est membre de l’état-major du Tsar pendant la campagne de Russie. Il est nommé général en juin 1813 et fait la campagne de Saxe puis celle de 1815. Il séjourne à Bissy chez son frère Nicolas puis s’établit à Naples jusqu’en 1838. Il retourne en Russie en 1840 et finit sa vie à Saint-Pétersbourg.

source : Wikipedia