Langage et mythes collectifs

Dans le chapitre « L’Arbre de la connaissance » de « Sapiens, une brève histoire de l’humanité », Y. N. Harari aborde le langage humain et la puissance des mythes collectifs.

En voici quelques extraits choisis.

Yuval Noah Harari, « Sapiens, une brève histoire de l’humanité »

Editions Albin Michel, 2015

Musique : Jean Goeffroy, marimbas – J.S. Bach, suite numéro 4 

Vers l’épisode précédent…

« C’est avant tout par son langage unique qu’Homo sapiens a conquis le monde. »

Sapiens - Langage humain, vérités et mythes

by Yuval Noah Harari, lu par Benoit

Il y a environ 70 000 ans, Homo sapiens commença à faire des choses très particulières.[…]

Dans un laps de temps étonnamment court, les Sapiens arrivèrent en Europe et en Asie de l’Est. Voici quelque 45 000 ans, ils se débrouillèrent pour traverser la mer et débarquèrent en Australie.[…]

La période qui va des années 70 000 à 30 000 vit l’invention des bateaux, des lampes à huile, des arcs et des flèches, des aiguilles. […]

La plupart des chercheurs pensent que ces réalisations sans précédent sont le produit d’une révolution touchant les capacités cognitives du Sapiens. Ils pensent que les hommes qui poussèrent les Neandertal vers l’extinction, se fixèrent en Australie et sculptèrent l’homme-lion de Stadel étaient aussi intelligents, sensibles et créatifs que nous.[…] 

L’apparition de nouvelles façons de penser et de communiquer, entre 70 000 et 30 000 ans, constitue la Révolution cognitive.[…]

Quelle est donc la singularité de notre langage ?

La réponse la plus courante est qu’il est d’une étonnante souplesse. Nous pouvons associer un nombre limité de sons et de signes pour produire un nombre infini de phrases, chaque fois avec un sens distinct. Ainsi pouvons-nous assimiler, stocker et communiquer une prodigieuse quantité d’informations sur le monde qui nous entoure.[…]

Notre langage a évolué comme une manière de bavarder. Suivant [une] théorie, Homo sapiens est essentiellement un animal social. La coopération sociale est la clé de notre survie et de notre reproduction.[…]

Aujourd’hui encore, la majeure partie de la communication humaine – e-mails, appels téléphoniques et échos dans la presse – tient du bavardage.[…]

Mais la caractéristique véritablement unique de notre langage, c’est la capacité de transmettre des informations non pas sur des hommes et des lions, mais sur des choses qui n’existent pas.[…]

Auparavant, beaucoup d’animaux et d’espèces humaines pouvaient dire : « Attention, un lion ! » Grâce à la Révolution cognitive, Homo sapiens a acquis la capacité de dire : « Le lion est l’esprit tutélaire de notre tribu. » Cette faculté de parler de fictions est le trait le plus singulier du langage du Sapiens.[…]

C’est la fiction qui nous a permis d’imaginer des choses, mais aussi de le faire collectivement.[…]

Ces mythes donnent au Sapiens une capacité sans précédent de coopérer en masse et en souplesse […] avec d’innombrables inconnus. C’est ce qui lui permet de diriger le monde.

« La pointe de lance en silex était taillée en quelques minutes par une seule personne, qui s’en remettait aux conseils et à l’aide d’une poignée d’amis intimes. La production d’une ogive nucléaire nécessite la coopération de millions d’inconnus à travers le monde. »

Sapiens - La puissance du nombre

by Yuval Noah Harari, lu par Benoit

Dans le sillage de la Révolution cognitive, le bavardage aida Homo sapiens à former des bandes plus larges et plus stables. Mais lui-même a ses limites. La recherche sociologique a montré que la taille « naturelle » maximale d’un groupe lié par le commérage est d’environ 150 individus.[…]

Comment Homo sapiens a-t-il réussi à franchir ce seuil critique pour finalement fonder des cités de plusieurs dizaines de milliers d’habitants et des empires de centaines de millions de sujets ? Le secret réside probablement dans l’apparition de la fiction. De grands nombres d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes communs.

Toute coopération humaine à grande échelle […] s’enracine dans des mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective.[…]

Pourtant, aucune de ces choses n’existe hors des histoires que les gens inventent et se racontent les uns aux autres. Il n’y a pas de dieux dans l’univers, pas de nations, pas d’argent, pas de droits de l’homme, ni lois ni justice hors de l’imagination commune des êtres humains.[…]

De là vient que l’on se mit collectivement à imaginer l’existence de sociétés à responsabilité limitée : des sociétés indépendantes des personnes qui les lançaient, investissaient en elles ou les dirigeaient. Au cours des siècles derniers, ces sociétés sont devenues les principaux acteurs de l’arène économique, et nous nous y sommes à ce point habitués que nous oublions qu’elles n’existent que dans notre imagination.[…]

Une bonne partie de l’histoire tourne autour de cette question : comment convaincre des millions de gens de croire des histoires particulières sur les dieux, les nations ou les sociétés anonymes à responsabilité limitée ? Quand ça marche, pourtant, cela donne au Sapiens un pouvoir immense, parce que cela permet à des millions d’inconnus de coopérer et de travailler ensemble à des objectifs communs.[…]

Contrairement au mensonge, une réalité imaginaire est une chose à laquelle tout le monde croit ; tant que cette croyance commune persiste, la réalité imaginaire exerce une force dans le monde.[…]

Depuis la Révolution cognitive, les Sapiens ont donc vécu dans une double réalité. D’un côté, la réalité objective des rivières, des arbres et des lions ; de l’autre, la réalité imaginaire des dieux, des nations et des sociétés. Au fil du temps, la réalité imaginaire est devenue toujours plus puissante, au point que de nos jours la survie même des rivières, des arbres et des lions dépend de la grâce des entités imaginaires comme le Dieu Tout-Puissant, les États-Unis ou Google.[…]

Si vous essayiez de réunir des milliers de chimpanzés à Tian’anmen, à Wall Street, au Vatican ou au siège des Nations Unies, il en résulterait un charivari. En revanche, les Sapiens se réunissent régulièrement par milliers dans des lieux de ce genre. Ensemble, ils créent des structures ordonnées – réseaux commerciaux, célébrations de masse et institutions politiques – qu’ils n’auraient jamais pu créer isolément. Entre nous et les chimpanzés, la vraie différence réside dans la colle mythique qui lie de grands nombres d’individus, de familles et de groupes. Cette colle a fait de nous les maîtres de la création.

Vers Une journée dans la vie d’Adam et Eve…