Eté 1944, été 2024… La France fête les 80 ans de la Libération. Après les commémorations du débarquement Allié en Normandie vient le temps d’évoquer l’autre débarquement, en Méditerranée, autour du 15 août 1944, qui a abouti à la libération des Alpes-Maritimes.


En préfiguration de la nouvelle création des Mots à la Bouche sur ce thème, voici le quatrième  épisode des extraits du roman « Jacob, Jacob » écrit par Valérie Zenatti en 2015.

Vers l’épisode précédent.

Jacob, Jacob

C’est une chronique familiale qui se déroule entre les années 1920 et 1945, à Constantine en Algérie, encore française, dans une famille juive modeste. Jacob, fils cadet de Rachel, est mobilisé à 19 ans pour aller libérer la France…

Le style du livre est très particulier : 24 chapitres sans titres, de longues phrases au kilomètre, peu de ponctuation, pas de guillemets dans les dialogues…

Née à Nice en 1970, Valérie Zenatti a vécu son adolescence en Israël, dans le désert du Néguev. En 1988, elle y effectue son service militaire, pendant deux ans, comme tous les garçons et les filles de ce pays ; elle en tire un roman fortement inspiré de cette expérience particulière, Quand j’étais soldate (Ecole des Loisirs, 2002). De retour en France, elle étudie l’histoire, la langue et la littérature hébraïques. Elle a publié plusieurs livres destinés à la jeunesse dont Une bouteille dans la mer de Gaza (Ecole des Loisirs, 2005), traduit en une quinzaine de langues, plusieurs fois primé en France et à l’étranger, adapté au cinéma et au théâtre. Son roman, En retard pour la guerre (L’Olivier, 2006), la fait connaître auprès d’un plus large public. Il est suivi par Les Âmes sœurs (L’Olivier, 2010) et Mensonges (L’Olivier, 2011), un récit intimiste où elle évoque sa rencontre avec Aharon Appelfeld dont elle est la traductrice.

Avec Jacob, Jacob (L’Olivier, 2014), Valérie Zenatti se rapproche pour la première fois de l’Algérie d’où est originaire sa famille. Ce roman connaît un véritable succès, couronné par dix prix dont le Prix du Livre Inter (2015).

Jacob, Jacob - Débarquement en Provence

par Valérie Zenatti, lu par Benoit

On rentre enfin en France, on va leur montrer aux Boches de quoi on est capables, […]. Autour d’eux, les ombres des bateaux pivotent lentement. Ils ne se dirigent pas vers Gênes comme l’ennemi le croit, ils vont le surprendre en Provence. Jacob ne sait pas s’il a peur, on a fait de lui un soldat, le mot contient une autre façon de bouger, s’habiller, manger et dormir, utiliser son corps et ses forces, et bientôt, il voudra dire tuer ou être tué. […]

On accoste dans trois heures, se dit-il, encore une nuit sans sommeil et je n’ai jamais dormi avec une femme, mais je vais bientôt savoir à quoi ressemble la guerre, qui débute par de lourds bombardements sur les côtes bleutées de Provence, sifflements, déflagrations en chaîne, traînées de vacarme assourdissant, l’artillerie et l’aviation pilonnent les batteries allemandes, des nuages de poussière engloutissent le paysage qui commençait à se révéler dans l’aube, des ondes de choc les traversent, affolant leurs cœurs, ébranlant leurs poitrines, les ordres criés par le commandant sont répétés à la chaîne, dans trente minutes, quinze, dix, armez vos fusils, vérifiez vos munitions, en colonnes de deux pour débarquer par les passerelles, on leur distribue du coton à fourrer dans les oreilles pour éviter la surdité, ils sont debout, serrés les uns contre les autres, parqués à l’avant du navire, ils échangent des regards de gosses qui s’apprêtent à faire un mauvais coup, balayant par avance les conséquences, les clins d’œil se multiplient comme une volée de papillons sur leurs visages rasés de près où apparaissent petits boutons, écorchures, pores dilatés, peau de pêche, ça va aller, on est ensemble, on reste ensemble, c’est les Boches qui doivent mourir, pas nous, on s’en sortira vivants. Ils sont prêts, impatients de se dégourdir les jambes, de quitter le Gloire, mais l’attente se prolonge au-delà des dix minutes, interminable, ils trépignent, entonnent le chant que le cuisinier, un ancien qui a fait la Grande Guerre, murmure dans son coin, glissant leurs voix de basse sous les grondements qui écrasent les pinèdes, C’est nous les Africains, Qui arrivons de loin, Venant des colonies, Pour sauver la Patrie, Nous avons tout quitté, Parents, gourbis, foyers, Et nous avons au cœur, Une invincible ardeur, Car nous voulons porter haut et fier, Le beau drapeau de notre France entière, Et si quelqu’un venait à y toucher, Nous serions là pour mourir à ses pieds, Battez tambours, à nos amours, Pour le pays, pour la Patrie, mourir au loin, C’est nous les Africains, jusqu’au moment où le cri Débarquement les libère et déclenche une clameur nourrie de leurs voix, Débarquement, Débarquement.

Jacob, Jacob - Cavalaire et Bormes-les-Mimosas

par Valérie Zenatti, lu par Benoit

À Cavalaire, derrière les nuages de poussière déchirés, le turquoise et l’émeraude des eaux rivalisent jusqu’à la ligne fixée brutalement par les rochers rouges des falaises, des pins courent sur la crête, on se croirait presque en Algérie, même si quelque chose d’indéfinissable indique que l’on n’y est pas, mais Jacob ne parvient pas à trouver quoi, la lumière, la teinte des roches, leur taille, la conscience qu’il s’agit là de la France, il en a le souffle coupé, une seconde avant de ne plus voir le paysage qui l’appelle à la rêverie, il faut courir sur la passerelle en oubliant le poids du sac à dos, en protégeant son fusil, il faut parcourir les derniers mètres dans l’eau chaude qui alourdit leurs uniformes, ils sont des dizaines, des centaines à courir maintenant sur la plage de sable fin au son des bombardements d’artillerie qui se poursuivent plus à l’est, en avant, crie leur commandant, et l’ordre se propage d’homme en homme en leur donnant un sentiment de puissance inédit, ils sont tous un et des centaines à la fois, à ne plus penser, à foncer, neuf kilomètres à pied, c’est rien, montrez-moi comment vous courez, crie le commandant, et c’est à qui courra le plus vite sous le soleil de Provence où les grillons se sont tus, terrifiés par les bombardements, tous les animaux et insectes figés, car aucun signe, aucune secousse tellurique profonde ne les avait avertis que la terre allait trembler. […]

Les rétines de Jacob enregistrent un panneau, Ramatuelle, Saint-Tropez, dix-huit kilomètres, des maisons en pierre, des toits aux tuiles carmin, des pins, des oliviers, un champ de lavande traversé par un lapin affolé qui ne retrouve pas son terrier ou qui, curieux, audacieux, a décidé de participer à la course de la 3e division d’infanterie algérienne pour qui le débarquement ne commence pas par un combat mais par un rassemblement à Gassin, où le quartier général prépare l’assaut qui libérera Toulon, chef-lieu du département du Var, pense Jacob de manière machinale en serrant contre lui son Mas 36, tentant d’apaiser le rythme de sa respiration. On les laisse à peine boire une eau tiède, manger quelques biscuits, les rations pour l’armée B ne sont pas encore arrivées dans la base où les radios crépitent, on les dirige vers Bormes-les-Mimosas. […]

Ils traversent Bormes-les-Mimosas, fusils en alerte, le village est désert, ses habitants terrés dans leurs maisons attendent le moment où un officier français leur annoncera qu’ils sont vraiment libérés, mais le commandant de l’unité ne leur offre pas cette fête, il craint d’être retardé par les étreintes, les danses, le vin qui surgirait des caves, il doit conduire ses hommes au combat, plus loin, Bormes-les-Mimosas patientera encore un peu avant de clamer sa joie. Jacob lit crémerie, boucherie, boulangerie, c’est sa langue, les mêmes écriteaux que chez lui, finalement, c’est peut-être la France qui ressemble à l’Algérie, et pas l’inverse.

© AFP

Jacob, Jacob - Une haine inattendue

par Valérie Zenatti, lu par Benoit

À l’orée d’une pinède, sur les contreforts de Hyères, des GI’s les accueillent. Ensemble ils vont s’élancer à l’assaut des Allemands qui résistent là, cachés dans leurs blockhaus. […]

ils avancent en arc de cercle vers les Boches que les Américains appellent les Germans, Jacob croque dans une barre de chocolat tendue par un GI et manque d’une seconde le signal donné par son commandant, il sursaute. Les obus qui explosent sur les blockhaus précipitent leur avancée, les soldats allemands se faufilent par des tunnels pour s’échapper et surgissent dans la broussaille, à quelques mètres d’eux, comme des marionnettes tirées par des fils invisibles. Jacob arme son fusil et tire. Une balle, deux, trois, quatre, il ne les compte plus, pas plus qu’il ne compte les corps qui s’écroulent devant lui, fauchés en pleine course, il ne tire pas sur des hommes, il tire sur des ombres qu’il faut éliminer sans réfléchir, sa main gauche trouve les cartouches comme si c’était le seul geste qu’elle avait accompli depuis toujours, ses yeux repèrent les soldats à abattre, son index droit appuie aussitôt sur la détente, il ignorait qu’il sentirait cette bourrasque dans sa poitrine, la résonance des explosions le soulève, il ne voit pas les camarades qui tombent dans leurs rangs, il n’a d’yeux que pour ceux qui portent l’uniforme noir suscitant en lui une haine inattendue.

De grosses gouttes de sueur envahissent les visages des soldats qui sentent leur arme glisser entre leurs mains et poussent des cris de rage pour l’en empêcher, salaud de fusil, ce n’est pas maintenant qu’il faut me lâcher, tu fais partie de mon corps, on est indissociable toi et moi, tue, tue, je me charge de passer entre les flammes, de te tenir jusqu’au bout du combat, sans toi je ne suis plus un soldat, je n’ai plus de raison d’être ici, à bondir sur les collines de Provence, sous le soleil dont les rayons augmentent la fournaise, mes paupières brûlent, mes joues sont en feu, de l’eau, donnez-moi de l’eau et je continuerai de combattre jour et nuit, ce sont les mots qu’aucun d’eux n’a le temps d’aligner mais que leur volonté leur insuffle.

© AFP

Jacob, Jacob - Ils ont tué pour de vrai

par Valérie Zenatti, lu par Benoit

On leur distribue de l’eau, on les félicite pour cette première victoire, ils lèvent leur poing droit vers le ciel parce qu’ils savent que c’est ainsi qu’ils doivent faire, parce qu’ils y croient, soudain, à leur capacité de gagner la guerre. Ils avancent maintenant vers Hyères. L’exaltation s’est évanouie, les corps se traînent sur la route, ils titubent. Il leur faudrait récupérer avant de donner l’assaut au Golf-Hôtel, depuis lequel les Allemands ont stoppé l’avancée des chars en route pour Toulon, mais le temps presse, le commandement veut à tout prix éviter que l’ennemi reçoive du renfort. Les phrases sèches s’échappant des radios rebondissent sur les casques qui enserrent leurs crânes douloureux. À l’intérieur, bouillie, fournaise, odeur de chair brûlée, de viscères offerts à l’air libre, goût de sang, même pour ceux qui ne sont pas blessés. Abrutis, ils ne sauraient mettre des mots sur ce qu’ils viennent de vivre. Ce n’était plus un jeu, plus un entraînement, ils ont tué pour de vrai. […]

Ils ont libéré Toulon, ils ont libéré Marseille, partout on leur fait un triomphe, en quelques instants ils passaient des combats aux rues en liesse, comme on passe d’un pays à un autre en une seconde dans un film. La première fois, ils ont été surpris, la joie, la fête, les applaudissements, les enfants et les filles qui leur sautaient au cou, les hommes qui leur donnaient des accolades, certains disaient en montrant les tirailleurs sénégalais, regarde les Africains, ils sont vraiment très noirs. On voulait les prendre en photo, on leur tendait des bonbons et des fleurs, ils souriaient, remerciaient, découvraient la fierté des héros acclamés, ils avaient l’impression que la guerre était finie, qu’ils allaient s’arrêter là, mais il avait fallu repartir, remonter la vallée du Rhône jusqu’à Lyon, qu’ils ont libéré aussi, aidés de l’intérieur par les Résistants.

 

 

Musiques : Bach – Marimba solo

Interprété par Jean Goeffroy

Editions Scarbo – 2001