La rue était un spectacle, on pouvait y vivre, dans le Paris d’alors.
Préface aux Poètes de la Commune (1ère partie)
LE PARIS DE 1870
Quand il s’agit de la Commune, je n’ai pas envie de couper les rimes en quatre. Faire dans la critique me paraît indigne du sujet. L’objectivité sonne faux : les Communards n’ont que ceux qu’ils méritent : des partisans ou des ennemis. Prétendre n’être ni pour ni contre eux pue le nanti, le « taffeur.
Il n’est plus question de « préface »; « introduction » serait déjà mieux, je préférerais « bienvenue ». Installez-vous pendant que je sers à boire, carrons-nous bien pour écouter la musique. Offrir le verre de l’amitié, c’est tout ce que je peux faire pour vous, un coup de rouge.
Les Parisiens ne savent plus ce qu’était le Paris d’alors, il n’y avait encore ni l’électricité ni le moteur à explosions. Les habitants de la capitale naissaient dans un coin de la vieille ville, ils grandissaient et mouraient là, pour la plupart. L’immeuble était un village et la rue le pays natal où tout le monde se saluait. On crevait de misère, ou de rire, mais sur place. On savait qui était qui, et sur qui compter. Le capitalisme exploiteur n’était pas encore une entité mystérieuse et lointaine, sociétés anonymes et personnes morales, il se promenait sous vos fenêtres, tête de turc et de massacre : le Propriétaire.
La rue était vivante. La boulangerie sentait le pain de blé. Le caniveau de la teinturerie annonçait la couleur. Les marteaux avaient chacun sa chanson. La circulation était démentielle. Cela commençait dès potron-minet, par la course des laitiers. Ils étaient dotés de voitures légères attelées de petits chevaux nerveux. Puis venaient les premiers omnibus à trois sous, chacun tiré par trois robustes postiers bretons.
Les Parisiens ne cherchaient pas encore à se ressembler les uns les autres. Les carriers, vêtus de blanc, portaient la ceinture de laine rouge. Les terrassiers étaient culottés de « largeots », avec gilet de velours lisse à parements d’or. L’ouvrier avait sa dignité, il s’en serait voulu d’être pris pour un bourgeois, même le dimanche. Ce jour-là, ils se vêtaient de blouses et de cottes frais lavées, et se coiffaient, l’un de sa meilleure casquette, l’autre du feutre à larges bords des grands jours. Pour rien au monde, ils ne se seraient déguisés en redingote et haut-de-forme, car ils tenaient à ce que les gens disent, quand ils montaient en famille riboter dans un bouillon de barrière : « Tiens, voilà un mécanicien du Chemin de fer ! » ou « Ça, c’est un charpentier ! »
La rue était un spectacle, on pouvait y vivre, dans le Paris d’alors. Cet ouvrier, si fier de sa condition, n’est pourtant pas le joli prolétaire de l’Épinal socialiste. Le travail est dur, rare, le salaire bas, le loyer très lourd et la vie très chère sous le Second Empire.
Et l’ouvrier si vous l’émoustillez avec un ton un peu vert, il s’anime : Le travailleur n’est pas seulement autant que les citoyens : il est plus, il est le premier, les autres sont des frelons. Tant que nous n’aurons pas la liberté de la presse, le droit de réunion, l’organisation du travail, l’égalité des salaires, la répartition des bénéfices, la suppression du militarisme, la fraternité des peuples, l’abolition des privilèges, des titres et des monopoles, et le divorce, nous serons sur un volcan et le peuple pourrira de misère… Il y a trois lèpres qui rongent la société ; elles sont capitales : le sabre, la soutane et la toge.»
Sur ce petit peuple de blouseux et de discutailleurs vont s’abattre en quelques mois la guerre, la débâcle, l’invasion, la République, le Siège et la Commune. Coup sur coup, et ce, après plus de vingt années sous Napoléon-le-Petit.
Il y a trois lèpres qui rongent la société ; elles sont capitales : le sabre, la soutane et la toge.
Préface aux Poètes de la Commune (suite)
Les nantis se remplissent la panse du meilleur d’avant-guerre,
dans les faubourgs on mange du chien et du rat.
Le siège de Paris
A la fin de l’été 1870, les puissantes armées prussiennes, victorieuses à Sedan, se dirigent sur Paris qui vient de déchoir l’Empereur et de proclamer la République. Les Parisiens, qui ne sont plus des sujets mais des citoyens, ont décidé de résister jusqu’au bout, et se préparent au siège : le peuple de Paris, car les riches, eux, s’en vont. Aux portes de la capitale, deux courants opposés, deux ruées adverses tressent d’interminables bouchons les tilburies, les calèches et les attelages des grands bourgeois, des maîtres de forge et des propriétaires fuyant la Grand-Ville et, en sens contraire, les charrettes, les tombereaux, les fourragères et les chars à bœufs des paysans de la périphérie qui rentrent dans l’enceinte, avec leurs troupeaux et leurs moissons hâtives, pour souffrir et se battre avec le Paris des pauvres. Les puissants, s’exilent, les proscrits reviennent. L’impératrice déchue fuit vers la Belgique, Victor Hugo rentre ;
[L’implacable étau prussien va serrer cette ville pendant ] quatre mois de siège, par l’un des hivers les plus féroces que la France ait connus. A l’exception des manufactures qui travaillent pour la défense, les ateliers et les fabriques sont fermés. L’ouvrier doit nourrir sa famille avec trente sous par jour, sa solde de garde national. Insuffisant, le ravitaillement est scandaleusement réparti, (…) Tandis que chez les grands traiteurs, les nantis se remplissent la panse du meilleur d’avant-guerre, dans les faubourgs on mange du chien et du rat. Le petit bras de la Seine est gelé. On patine au pied de Notre-Dame.
« Cet hiver du siège a eu des froids précoces et terribles. A deux heures du matin, M. Ferry dormait chaudement dans son lit. On voyait déjà à travers les ténèbres, car il n’y avait plus d’éclairage au gaz dans les rues, de petits enfants venir s’accroupir sur le pas en pierre des portes de boucheries. Ils tombaient de sommeil, mais il leur fallait lutter contre le froid pour ne pas mourir gelés…
A deux heures et demie arrivaient les femmes. Elles commençaient à s’aligner en longues files. On parlait peu, on était trop gelé et trop désespéré. Un morne silence pesait sur tous ces misérables, sur tous ces déguenillés, couverts de haillons, car les meilleurs vêtements étaient allés au mont-de-piété…
(…) Enfin, à huit heures, la boutique ouvrait. Ceux qui attendaient là depuis les deux heures entraient un à un. Les autres n’en avaient plus que pour deux ou trois heures d’attente. Et encore, au prix de toute cette attente meurtrière et contre son argent, qu’avait-on ? 300 grammes de pain …Le fameux «pain Ferry» officiellement composé de blé, de riz et de paille.(…)
Le bon peuple, lui, avait les clubs. (…) il y en avait dans tous les quartiers populaires, de Montmartre à la barrière d’Enfer, de Charonne au Quartier Latin. Blanquistes, hébertistes, jacobins, proudhoniens, internationalistes, maratistes, idéologues de tous poils, utopistes privés, esbrouffeurs, aboyeurs et mirlitons, haranguait qui voulait, le tout était de se faire entendre. C’était, chaque soir, aux quatre coins de la capitale investie, un festival bouillonnant et brouillon, un bric-à-brac philosophico-social, le pire et le meilleur, des fulgurations éblouissantes sur l’océan des jobardises. (…)
Chaque séance des clubs commençait par la mise en accusation du Gouvernement de la Défense Nationale. Son chef, Trochu, qui n’en méritait pas moins, était couvert de pipi pour quarante générations, et, après de multiples propositions sensées ou farfelues, on finissait toujours par réclamer, à l’unanimité, la Commune.
La poésie commence là. (…)La poésie n’est pas seulement la chose écrite noir sur blanc, l’entassement sur papier des lignes inégales, rimées ou non. La poésie se glisse dans le propos et le geste du quotidien. Elle est une façon de vivre, de voir les choses comme elles ne sont pas. Elle pousse et fleurit mieux dans certaines terres, à certaines époques. La poésie, c’est une façon de se dépasser, l’autre étant la révolte.
Quand le Gouvernement de la Défense Nationale capitule, Paris exsangue et passionné se sent trahi. Après l’hiver terrible, un printemps précoce et guilleret. Paris se donne au soleil, Paris se donne la Commune.