La villa Idalie, aujourd’hui, sur le boulevard Carnot, à Nice.
Photo Anne B

C’est là que JMG Le Clézio a vécu quelques années pendant la seconde guerre mondiale, dans …
« …l’appartement de ma grand-mère, au sixième étage d’un immeuble du boulevard Carnot, à Nice, au dessus du port. »

Chanson bretonne 2ème partie : L'enfant et la guerre

by JMG Le Clézio, lu par Anne B

L’enfant et la guerre

Pour la France, la Seconde Guerre mondiale a commencé le 3 septembre 1939. Je suis né à Nice le 13 avril 1940. Les cinq premières années de ma vie, je les ai vécues dans une guerre. Pour moi cette guerre – toutes les guerres – ne peut pas être un événement historique. Je ne peux pas la comprendre comme un fait, dont j’analyserais les causes, dont je déduirais les conséquences. Je ne peux pas en parler objectivement, la relier à une situation politique ou morale, en faire un argument, en examiner le caractère inéluctable, en tirer des leçons philosophiques. Pour en parler je n’ai aucun recul. Seulement des sentiments, des sensations, le flux mouvant que porte un enfant entre le jour de sa naissance et le tout début de sa mémoire consciente, à l’âge de 6 ans. […]
Comment en parler ? Peut-être simplement dire que la guerre est la pire des choses qui peut arriver à un enfant. La vie moderne nous a habitués aux images de la destruction. On les voit à chaque instant, aux actualités, à l’heure du déjeuner, ou dans de grands reportages. Elles s’étalent à la une des quotidiens, elles font la couverture des magazines. Images choquantes, violentes. Une petite fille court toute nue sur une route, entourée de passants, elle fuit un bombardement au napalm effectué par un militaire américain, qui ne s’en soucie pas dans la cabine de son chasseur à trois mille mètres d’altitude. […]
Le premier souvenir de ma vie est un souvenir de violence. Il remonte à la fin de la guerre, et non au début. C’est un souvenir tellement fort que je ne peux douter de l’avoir vécu. Je suis dans la salle de bain de l’appartement de ma grand-mère, au sixième étage d’un immeuble du boulevard Carnot, à Nice, au-dessus du port. […]

La bombe qui est tombée dans le jardin de l’immeuble a soufflé toutes les vitres du quartier. Elle a lézardé le mur de la cage d’escalier. Elle a éteint le chauffe-eau. Je n’en sais rien mais j’imagine que ma grand-mère s’est précipitée vers la salle de bains, pour voir si j’allais bien, si je n’avais pas été blessé par les éclats de verre. Pour couper le gaz aussi, parce que le souffle avait dû éteindre la flamme du chauffe-eau. Peut-être qu’elle a commencé par-là, puis elle s’est occupée de moi. […]
C’était une bombe de 277 kilos. Dans les bombardements, aujourd’hui, l’aviation américaine (anglaise, française, ou de n’importe quel pays) lâche sur les civils des bombes de 2 000 kilos. Il m’arrive souvent de penser aux enfants qui sont sous ces bombes, en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Libye, en Palestine, au Liban. Les enfants qui comme je l’ai été, sont dans la salle de bain de leur grand-mère, en train de regarder l’eau emplir la baignoire. Ou qui sont tout simplement chez eux, en train de jouer avec un petit camion, avec une poupée, avec un gobelet en plastique. Ou qui sont dans la cour à regarder leur maman étendre le linge qu’elle vient de laver. […]
Nice est occupée par les Italiens, mais l’armée allemande est en train d’arriver. Tout cela je ne le sais pas, mais je puis le déduire des faits historiques.

Donc la guerre, mais à Nice cela ressemble à une guerre d’opérette. L’armée d’occupation est italienne. Les italiens sont gentils, c’est connu. Ils ont leurs jolis costumes, leurs chapeaux à plume de coq. Ma mère est une belle fille blonde, elle charme les italiens. Ils lui portent ses courses dans la rue, quand elle grimpe le boulevard Carnot.

Même lorsque nous partons pour la montagne, nous n’avons pas le sentiment de vivre des choses très dangereuses. Il est encore possible de circuler sur les routes, d’aller et de revenir. […]
Je dis que la bombe marque pour moi, le commencement de la violence parce qu’elle frappe un coup de tambour, un coup de gong, un coup de semonce. Elle vient dire à ma mère et à ma grand-mère, à tous les gens comme nous : « Ça y est. On y est, on ne fait plus semblant. »
Lorsque je parle de coup de tambour (une bombe pourrait plus justement être comparée à un coup de tonnerre), je veux dire que littéralement ce fracas a changé quelque chose dans nos vies (ma grand-mère, ma mère et les enfants). Jusque-là nous avons vécu dans l’illusion que, en franchissant la ligne de démarcation et en nous installant à Nice, la guerre ne nous retrouverait pas.

Mais la guerre arrive à Nice. Les Anglais, les Américains, les Canadiens ont commencé à mettre en action leur plan d’invasion de la France. Les Allemands ont franchi la ligne de démarcation, ils ont décidé de s’occuper du Sud. Ils n’ont pas confiance dans les Italiens. Ils ont décidé de s’occuper de tous les gens qui ont fui au soleil, des transfuges, des riches. Ils ont décidé de s’occuper des Juifs. Pourquoi nous ?
Nous ne sommes pas Juifs. Nous ne sommes pas riches. Nous ne devrions rien craindre. Mais nous sommes citoyens britanniques, par mon père, par mon grand-père. Les Mauriciens, à cette époque, cela n’existe pas. Nous appartenons à la nation que les Allemands détestent le plus. Quand je suis né, mon père a demandé à ma mère que je sois déclaré au consulat des États-Unis, puisqu’il n’y avait plus de représentation britannique à Nice. Le Consul des États-Unis est irlandais, il s’appelle O’Gilvy. Il connaît mon père et ma mère. C’est lui qui prévient ma mère. « Les Allemands arrivent. Il faut partir, vous cacher quelque part, vous risquez la déportation en camp de concentration, vous et toute votre famille. »

 

Vers la première partie…

Si vous avez aimé, et que vous voulez en savoir un peu plus, surveillez bien vos alertes, la troisième partie arrive bientôt !