En ce mois de mars 2021, nous consacrons bon nombre de nos publications à des écrits ou témoignages sur des femmes qui ont par leur activité, leur art, leur intelligence, leurs écrits, laissé des traces qui méritent d’être mises au jour.
Aux Beaux arts, je m’ennuyais beaucoup.
On nous demandait de peindre l’esprit du vivant à travers un buste mort… mais comment peindre l’âme humaine à travers un buste immobile en plâtre ?…
Cette vidéo est consacrée à des échanges entre quatre membres de l’association sur la femme peintre Fabienne Verdier.
Fabienne Verdier est invitée par de nombreuses institutions culturelles en France et ailleurs (musées, galeries, bibliothèques, compagnies de ballet, musiciens) pour y créer sur place des œuvres originales.
Son site web fabienneverdier.com en tient l’inventaire rigoureux et propose de nombreux documents iconographiques et extraits de vidéos.
Une artiste singulière
Textes extraits de
Charles Juliet
– Entretien avec Fabienne Verdier, Albin Michel, 2007
Fabienne Verdier
– Passagère du silence Albin Michel, 2003
– L’unique trait de pinceau, Albin Michel, 2004
– Polyphonies, Albin Michel, 2017
Qu'est-ce que peindre ?
Fabienne V. : Peindre, dit-elle, c’est penser avec la matière, échanger avec la communauté, transmettre son expérience, partager. D’abord il y a la technique : il faut des pinceaux capables de retenir la peinture, par exemple les pinceaux en crins de queue de cheval de Mongolie.
Je peins avec le bout de la queue du cheval. C’est cette énergie du bout de la queue du cheval qui permet de retrouver dans l’arrachée de la matière comme des fractales.
Lorsque tout à coup ce dynamisme qui naît de l’esprit du peintre, arrive à toucher les strates de l’inconscient ou du conscient de celui qui regarde, alors c’est un échange possible à plus haut sens et qui peut réjouir les êtres.
J’ai créé des outils pour agrandir le pinceau à la dimension humaine et voir si dans des plus grands formats je pouvais apporter quelque chose à cette peinture abstraite.
Peindre à la verticale, en travaillant cette énergie en mouvement, cet écoulement.
(Extrait de Passagère du silence)
Influence de la peinture chinoise
Charles Juliet : Fabienne Verdier arrive en 1982, avec une bourse, à l’école des Beaux-Arts de Chongqing, dans la province du Sichuan. Et ce qu’elle découvre alors la surprend grandement :
F.V. : « Dans l’atelier de peinture chinoise, on n’enseignait ni la poésie, ni l’esthétique, ni la calligraphie dont les traits ont été repris dans la peinture traditionnelle. Cette grande peinture des lettrés était rejetée, on avait détruit bon nombre d’œuvres pendant la révolution culturelle et on continuait à la considérer comme décadente ».
Ch J.: Elle observe que certains jeunes peintres chinois sont très influencés par la culture occidentale (Cézanne, Picasso, Matisse ….)
F.V. : « J’ai vu comment ils procédaient : ils commençaient par copier, copier inlassablement et ce n’est qu’ensuite, après un long travail, que certains trouvaient une écriture personnelle.[…] Alors que chez nous, trop vite, les étudiants veulent faire œuvre originale, eux continuaient à peindre comme jadis en Chine, en copiant d’anciens maîtres. Il n’existe pas, là-bas, comme en Europe, ce mépris pour la copie ; au contraire. Ensuite seulement, ils voyageaient, découvraient les paysages chinois, leur culture traditionnelle et surtout actuelle pour nourrir leurs œuvres ».
Ch. J. : Fabienne étudie la calligraphie pendant trois ans auprès d’un vieux lettré, Huang, puis passe à la peinture de paysage toujours avec lui. Il lui enseigne la conception chinoise de celle-ci :
F.V. : « La peinture chinoise n’est pas comme en Occident une représentation de la réalité qui nous entoure. (…) Nous aussi nous utilisons nos montagnes et nos vallées de même que nous utilisons les caractères de l’écriture comme source d’inspiration. Il demeure un rapport avec la réalité mais celle-ci représente si tu veux, un alphabet grâce auquel nous créons notre vision intérieure, l’esprit de la vie de la montagne, ou du paysage que nous choisissons d’interpréter. La peinture chinoise est une peinture de l’esprit » (…)
« Le beau en peinture, selon l’enseignement des vieux maîtres disait maître Huang, n’est pas le beau tel qu’on l’entend en Occident. Le beau, en peinture chinoise, c’est le trait animé par la vie, quand il atteint le sublime du naturel. Le laid ne signifie pas la laideur d’un sujet qui, au contraire, peut être intéressante : si elle est authentique, elle nourrit un tableau. Le laid, c’est le labeur du trait, du travail trop bien exécuté, léché, l’artisanat. Les manifestations de la folie, de l’étrange, du bizarre, du naïf, de l’enfantin sont troublantes car elles existent dans ce qui nous entoure. Elles possèdent une personnalité et une saveur propres, une intelligence. Ce sont des humeurs qu’il faut développer. Toi, en tant que peintre, tu dois saisir ces subtilités. Mais l’adresse, l’habileté, la dextérité qui, en Occident, sont souvent considérées comme une qualité, sont un désastre, car on passe à côté de l’essentiel. La maladresse et le raté sont bien plus vivants ».
Ch. J. : Son maître au cours de ces années l’initie bien sûr au bouddhisme et au taoïsme en la mettant en garde car le vocabulaire occidental ne permet que très imparfaitement d’en approcher les concepts.
F.V : Mais, de toute façon, méfie-toi des livres : on y croit trop par le seul fait qu’ils sont écrits. Apprends notre pensée surtout par la pratique de la peinture. Tu iras beaucoup plus loin ainsi. »
Au fil du temps
Une calligraphie réussie est un dessein vivifiant.
La manière dont Fabienne Verdier éperonne la séculaire calligraphie est finalement en parfait accord avec la plus ancienne tradition chinoise,
celle de l’éternité dans le changement.
Méditations en cobalt, 1997 Musée Cernuschi Collection, Paris
Marche bleue, 2015 encre pigments vernis sur toile Galerie Alice Pauli Lausanne
L'unique trait de pinceau
Montagne Sainte-Victoire depuis le plateau de Bibémus, 2019 Collection privée
Planche, L’Atelier Nomade n°1, 2019
Extraits de la préface de Cyrille J.D Javary (Fabienne Verdier L’unique trait de pinceau Albin Michel 2001)
« Il faut avoir assisté à la réalisation d’une calligraphie de grande taille pour réaliser à quel point un mouvement de tout le corps se rassemble dans l’épaule, parcourt le bras, enserre le poignet et la main pour aboutir au manche et à la fine pointe du pinceau. La respiration contrôlée entretient le mouvement, la concentration et l’effort. (…) On ne peut calligraphier négligemment. » (Claude Larre « Les chinois » Ed. Lidis 1981)
« D’un tracé réussi on dit qu’il a du qi, du souffle, c’est à dire qu’il a le pouvoir, non seulement de nous donner à voir un flux invisible qui a traversé son auteur mais également celui qui le fait rayonner en nous, de nous entraîner dans son mouvement.»
Dessin d’Arborescence n°27 2009
Je me sens si proche de ce petit buste humain sur un socle en bronze de Giacometti, de cet homme solitaire marchant toujours d’un point à un autre sous la pluie, en marge totale des préoccupations dominantes, des modes de son temps. Il erre pleinement, sans aucun but, et j’aime ça.
Exposition Musée Granet 2019
Un peintre qui invente un langage
Quand son maître Huang Yuan lui avait déclaré que son initiation-apprentissage durerait dix ans, Fabienne aurait pu se raviser. L’idée de passer les meilleures années de sa jeunesse dans des conditions particulièrement rudes n’avait rien de séduisant. Mais elle n ‘a pas reculé.
Tel était son désir d’apprendre qu’elle a accepté ce pacte sans sourciller. Toutefois, après avoir acquis une bonne maîtrise de l’écriture calligraphique, elle a ressenti le besoin de se tourner vers une autre aventure.
Reproduire des signes sur une feuille de papier lui paraissait un exercice quelque peu répétitif et limité. Elle voulait pouvoir se déployer, courir des risques, se mettre en danger en se confrontant à de plus âpres défis.
Aussi a-t-elle décidé de se consacrer à la peinture. S’il était relativement facile de maîtriser l’étroite surface d’une feuille de papier de modeste dimension, il n’en allait pas de même quand il s’agissait d’animer l’espace d’une toile de grand format.
Il y fallait plus d’énergie, plus d’audace, plus d’invention.
Ce qu’en cette occasion son maître lui avait dit, elle ne l’a jamais oublié : « Si tu veux devenir peintre, un peintre qui invente un langage et qui compte, alors il faut que je t’initie à la poésie, à la philosophie et à notre art de vivre. »
Ch.J. : – Fabienne, pour peindre d’un seul mouvement et en un bref laps de temps ces signes ou ces formes que vous faites apparaître sur la toile, il faut qu’en vous tension et détente s’équilibrent. Il importe donc que votre activité intérieure soit au repos, qu’elle ne vienne pas perturber la concentration que vous travaillez à obtenir. Je vous pose maintenant cette question toute simple : avez-vous de la difficulté à trouver le chemin de la paix intérieure et à être sans vouloir ?
F.V : « Ami poète, je m’en vais vous répondre ce matin sans savoir où aller…
Alors, j’erre dans le jardin à l’heure bleue du ciel, passant de pierre en pierre sur le sentier qui me mène à l’atelier.
Dans l’apparente banalité du jour, je hume l’air frais, et qui vient me taquiner ? Des flocons de neige à profusion. Avec une sorte de gaieté première, j’accueille la neige. Je suis en béatitude, m’attardant à contempler les choses telles qu’elles sont. La plus petite manifestation ne révèle-t-elle pas la vérité tout entière ?
Après cette sorte d’errance et une inspiration profonde, l’esprit délié, nourri par la« réalité du jardin, je suis prête pour l’expiration profonde et la transmission possible au pinceau. La peinture, c’est une belle histoire de respiration.
Cela paraît si simple ! mais croyez-moi pour parvenir à « être sans vouloir », cela demande une activité intense, l’air de rien.
La peinture exige cet autre état de conscience pour agir à partir de l’essence. Un sans-vouloir naturel, libéré de la pensée raisonnante, de la raison analytique, des dogmes moraux, des automatismes de perfection, de la préoccupation des apparences.
Il s’agit bien de tout oublier de cet état d’être là.
Tout oublier jusqu’à l’abandon du moi pour un temps. Oublier ce que l’on veut être, car c’est un frein au destin.
Oublier ce que l’on croit être car c’est une prison qui ne nous laisse que peu de chances de découvrir nos territoires inconnus.
Ch. J. : L’inachevé d’une toile sollicite l’imagination, ouvre sur un possible devenir. Cherchez-vous parfois à ce que certaines de vos toiles donnent une impression d’inachevé ?
F.V. : L’inachevé est la porte d’accès secrète au voyage poétique de la peinture.
Si je m’engage dans une certitude, j’échoue lamentablement. L’encre n’écoute pas cette volonté-là.
J’ai du mal avec la peinture imitative, je cherche plutôt la magie pure, la force évocatrice de l’esprit. (…) L’impermanence n’est-elle pas la nature propre du vivant ? Les manques dans l’encre parlent de cette constance du changement. La belle idée derrière cela, c’est que l’on n’impose pas la forme, elle est vécue et découverte par celui qui entreprend la balade du mouvement du trait dans son mental. Il a une expérience d’union à l’indéterminé et vibre en suivant la trace seule. (…)
En cultivant ce principe vital, chaque œuvre a le pouvoir de vous régénérer, de vous fortifier intérieurement et de vous transporter vers une possible randonnée imaginaire.
Tous les matins, l’oiseau chante, il babille avec le vent et la lumière. J’ai besoin de ressaisir ce langage de simplicité première.
Garder l’esprit neuf et vaste de l’enfant et tenir cette constance dans le temps. Il est ouvert à tout – vide – prêt à accueillir. Il a une richesse intérieure qui se suffit à elle-même.
Aucune distinction entre le ciel et la terre, le bien et le mal, la beauté et la laideur. Tout a la même valeur dans son cœur.
Il est simplement UN avec tout ce qui existe. On met une vie à retrouver cet état premier.
Les vieux lettrés chinois m’ont enseigné une méthode pour y parvenir. C’est d’être « nuage-et-eau » soit un pur esprit détaché.
Pour la peinture, ma nécessaire conviction, c’est cet abandon pour laisser advenir. Retrouver ce cœur pur, naturel, celui de l’enfant. Abattre les frontières entre soi et le vivant de toutes choses.
Ce que je peins coule de moi comme un reflet de la réalité. Les soucis de vraisemblance ne m’importent pas.(…)
Je marche sur la toile
F.V : Je marche sur la toile en compagnie de mon immense pinceau et me laisse traverser par les puissantes forces telluriques qui surgissent de je ne sais où. (…)
Ce que je peins coule de moi comme un reflet de la réalité. Les soucis de vraisemblance ne m’importent pas.(…)
Je n’interprète pas l’esprit de la montagne devant la montagne en plantant mon chevalet sur le site comme Paul Cézanne.
Je me plante au centre du tableau pour vivre l’expérience réelle de la genèse d’un paysage.
Le pinceau cherche à saisir l’épaisseur de l’instant. Mais saisir la vie fugitive est aussi ardu que de vouloir saisir la joie d’une hirondelle en vol !
Ch. J. : Vous êtes peintre, mais aimez-vous la musique ? Et intervient-elle dans votre travail ?
F.V : Plus j’avance dans l’exercice de mon art, plus je me rends compte que musique et peinture sont sœurs de « qi ». Une peinture vivante a un éclat singulier, un rythme, une allure, une vigueur sous-jacente, une tonalité résonnante. (…)
Pour sentir le flux s’animer en mon for intérieur, je me suis initiée seule au chant.
Pour vocaliser comme pour peindre, le plus important, c’est la respiration.
J’opère alors en écoutant la voix du plus bel aria de La passion selon Saint Matthieu de Bach ou le sublime duetto allegro Inflammatus et accentus du Stabat mater de Pergolèse.
Je me mets ainsi en condition intérieure. Avec appétit, je m’abandonne au recueillement, à l’écoute, à la concentration.
Pour le peintre, la musique a des vertus inspirantes et tonifiantes admirables, elle peut éveiller le corps et l’esprit, les mettre en mouvement. En épousant l’œuvre musicale, j’adhère à une force d’attraction envoûtante.
Ch. J : Il ne doit pas être facile d’ordonner et de donner forme à cette réalité fuyante, complexe, parfois chaotique.
F.V : J’entre dans l’espace de la toile de manière presque explosive.
Je baigne, je piétine, je glisse dans un affolant fouillis d’encre noire.
La matière d’encre forme une soupe innommable, une sorte d’amalgame confus, opaque et ténébreux.
Un état bouillonnant dans lequel interagissent des forces, des énergies que l’on peut nommer.
Habitée par une force créatrice, une sorte de « montée de sève », il est vrai que je me plonge avec ravissement dans ce foisonnement.
Piétinant dans mon bac à encre des jours durant, répétant sans cesse le geste de la vie, détruisant sans cesse par un geste circulaire la forme issue du chaos qui ne me convient pas , je m’égare ainsi et pars à l’aventure…
J’ai appris à vivre la transformation incessante. C’est d’une grande turbulence.(…)
Dans ce désordre impétueux, je cherche pourtant un ordre caché. L’intention, l’inspiration se fait chair.
L’encre insufflée dans l’espace est liquide, au contact de l’air froid elle sèche et se trouve intégrée au réel.
La forme se concrétise. L’œuvre est née.
En fin de compte, l’acte de peindre est une vraie tempête, une grosse perturbation, une intervention détonante qui ressemble furieusement à un accident.
Ma peinture est certainement issue du chaos.
« En transformant la pensée en formes et en fonds colorés, le silence en musique, l’immobilité en mouvement, l’espace, les espaces en tremplins du rêve, Fabienne Verdier assume toutes les fonctions ultimes de l’art et rend au langage ses magies. »
Airelle Besson a commencé l’apprentissage de la trompette dès sept ans puis du violon. Elle s’oriente définitivement vers le jazz, sans pour autant négliger la musique classique : elle obtient les prix de trompette, de violon, de formation musicale, d’écriture et d’harmonie, puis poursuit des études de musicologie.
Elle se produit dans diverses formations de jazz et a elle-même constitué un duo avec le guitariste Nelson Veras puis un quartet avec Isabel Sörling (chant), Benjamin Moussay (piano, Fender Rhodes, claviers), et Fabrice Moreau (batterie)
Elle a créé son propre label : Papillon jaune. Son dernier album « Try ! » est né entre les deux confinements de 2020, (Papillon Jaune/L’Autre Distribution) février 2021.
Aurais-je aimé patauger dans la peinture (sens premier) ? et pourquoi pas s’y rouler afin que le corps tout entier aussi bien que les pieds deviennent pinceau ! Ce seraient alors les sensations et les réactions engendrées qui imposeraient le rythme au tableau . Plus de discours , mais des sons voire des cris et ……émis à l’écoute des plaisirs, hésitations, déceptions, enthousiasmes.
Je crois , que oui ! Faut voir ! C’est la faute à Verdier Fabienne .