Chanson bretonne et l'Africain 4ème partie : L'enfant et la guerre et l'Africain
Musique traditionnelles Yoroubas
Au bout de cette enfance, il y a l’Afrique.
Il le fallait, c’était nécessaire. Mon père attendait la venue de sa femme et de ses enfants depuis sept ans. Après un rapide voyage d’une ou deux semaines en France, il a conçu un plan pour notre avenir : nous quitterons la France pour le rejoindre au Nigeria. […]
Nous sommes arrivés en Afrique, deux gosses hâves et incultes, plein de colère et d’insubordination. Je nous reconnais aujourd’hui dans les images des enfants de migrants que je vois dans la presse ou à la télé, fuyant les pays en guerre, les pays de destruction et de crimes, l’Afghanistan, le Syrie, l’Irak, La Somalie, le Soudan. Comme eux nous portons des habits rapiécés, comme eux nous devons avoir une expression sournoise sur nos visages. La marque que laisse la peur.[…]
C’est l’Afrique qui va nous civiliser. C’est en Afrique, le continent considéré aujourd’hui comme oublié que nous allons connaître pour la première fois la liberté, le plaisir des sens, l’abondance de la nature. […]
Mais pour la première fois depuis longtemps – pour moi la première fois de ma vie – nous mangeons à notre faim, nous n’avons pas peur du dehors, nous n’avons pas à nous cacher. Nous sommes plongés dans un espace sans limites, sous un ciel immense. Nous vivons chaque jour une aventure dans la brousse, au bord de la rivière Cross. Chaque nuit est le théâtre magique des orages, du ciel zébré d’éclairs, et de la pluie torrentielle. Nous arrivons en Afrique, à Port Harcourt, au mois de juin 47, à la saison des pluies, après un voyage d’un mois avec notre mère sur le navire hollandais Nigerstrom. Notre père nous attend, il nous fait monter à bord de sa Ford V8, un camion plutôt qu’une auto, et nous partons en cahotant sur les routes de latérite, nous traversons les rivières en crue. Nous savons que la guerre est vraiment finie.
J’ai longtemps rêvé que ma mère était noire. Je m’étais inventé une histoire, un passé, pour fuir la réalité à mon retour d’Afrique, dans ce pays, dans cette ville où je ne connaissais personne, où j’étais devenu un étranger. Puis j’ai découvert, lorsque mon père, à l’âge de la retraite, est revenu vivre avec nous en France, que c’était lui l’Africain. Cela a été difficile à admettre. Il m’a fallu retourner en arrière, recommencer, essayer de comprendre. En souvenir de cela, j’ai écrit ce petit livre. […]
A l’âge de huit ans, j’ai vécu en Afrique de l’Ouest, au Nigeria, dans une région assez isolée où, hormis mon père et ma mère, il n’y avait pas d’Européens, et où l’humanité, pour l’enfant que j’étais, se composait uniquement d’Ibos et de Youroubas. Dans la case que nous habitions ( le mot case a quelque chose de colonial qui peut aujourd’hui choquer, mais qui décrit bien le logement de fonction que le gouvernement anglais avait prévu pour les médecins militaires, une dalle de ciment pour le sol, quatre murs de parpaing sans crépi, un toit de tôle ondulée recouvert de feuilles, aucune décoration, des hamacs accrochés aux murs pour servir de lits et pour l’eau, un réservoir sur le toit que chauffait le soleil)[…]
C’est là que j’ai appris à oublier. Il me semble que c’est de l’entrée de cette case à Ogoja, que date l’effacement de mon visage, et des visages de tous ceux qui étaient autour de moi.
De ce temps, pour ainsi dire consécutivement date l’apparition des corps. Mon corps, le corps de ma mère, le corps de mon frère, le corps des jeunes garçons du voisinage avec qui je jouais, le corps des femmes africaines dans les chemins autour de la maison, ou bien au marché, près de la rivière. Leur stature, leurs seins lourds, la peau luisante de leur dos. Le sexe des garçons, leur gland rose circoncis. Des visages sans doute, mais comme des masques de cuir, endurcis, couturés de cicatrices, de marques rituelles. Les ventres saillants, le bouton du nombril pareil à un galet cousu sous la peau. L’odeur des corps aussi, le toucher, la peau non pas rude mais chaude et légère, hérissée de milliers de poils. J’ai cette impression de la grande proximité, du nombre des corps autour de moi, quelque chose que je n’avais pas connu auparavant, quelque chose de nouveau et de familier à la fois, qui excluait la peur.
En Afrique, l’impudeur des corps était magnifique. Elle donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi. Elle s’harmonisait avec le pays Ibo, avec le tracé de la rivière Aiya, avec les cases du village, leurs toits couleur fauve, leurs murs couleur terre. Elle brillait dans ces noms qui entraient en moi et qui signifiaient beaucoup plus que des noms de lieux : Ogoja, Abakaliki, Enugu, Obudu, Baterik, Ogrude, Obubra. Elle imprégnait la muraille de la forêt pluvieuse qui nous enserrait de toutes parts.[…]
Les jours d’Ogoja étaient devenus mon trésor, le passé, le passé lumineux que je ne pouvais pas perdre. Je me souvenais de l’éclat sur la terre rouge, le soleil qui fissurait les routes, la course pieds nus à travers la savane jusqu’aux forteresses de termitières, la montée de l’orage le soir, les nuits bruyantes, criantes, notre chatte qui faisait l’amour avec les tigrillos sur le toit de tôle, la torpeur qui suivait la fièvre, à l’aube , dans le froid qui entrait sous le rideau de la moustiquaire. Toute cette chaleur, cette brûlure, ce frisson. […]
C’est à l’Afrique que je veux revenir sans cesse, à ma mémoire d’enfant. A la source de mes sentiments et de mes déterminations. Le monde change, c’est vrai, et celui qui est debout là-bas au milieu de la plaine d’herbes hautes, dans le souffle chaud qui apporte les odeurs de la savane, le bruit aigu de la forêt, sentant sur ses lèvres l’humidité du ciel et des nuages, celui-là est si loin de moi qu’aucune histoire, aucun voyage, ne me permettra de le rejoindre.[…] Mais ce trésor est toujours vivant au fond de moi, il ne peut être extirpé, beaucoup plus que de simples souvenirs, il est fait de certitudes.
Vers la troisième partie…