En 2021 nous pourrons célébrer le cent-vingtième anniversaire de la naissance de ce grand artiste que fut Alberto Giacometti (1901-1966).
Nous sommes en préparation d’une lecture polyphonique de différents auteurs évoquant ce singulier peintre et sculpteur qui a marqué nombre d’artistes après lui.

 

Nous profitons des Nuits de la Lecture 2021 pour partager avec vous les prémisses de cette lecture scénique.

giacometti

Alberto Giacometti : Souvenir d’enfance

Hier, Sables mouvants

Pour commencer l’exploration de l’univers de cet artiste singulier, donnons la parole à Alberto Giacometti lui-même.


Alberto Giacometti : Ecrits, Edition Hermann Arts – Fondation Giacometti.

Cet ouvrage rassemble les textes que l’artiste avait publiés de son vivant, et des entretiens au cours desquels il exposait ses vues sur l’art, ainsi que des extraits de carnets et feuillets inédits, ce volume rassemble les Écrits d’Alberto Giacometti.

Hier, sables mouvants

by Alberto Giacometti, lu par Anne | musique Kenny G : In The Rain

Etant enfant (entre 4 et 7 ans), je ne voyais du monde extérieur que les objets qui pouvaient être utiles à mon plaisir. C’étaient avant tout des pierres et des arbres, et rarement plus d’un objet à la fois. Je me rappelle que pendant deux étés au moins, je ne voyais de ce qui m’entourait qu’une grande pierre qui se trouvait à environ 800 mètres du village (…).

C’était un monolithe d’une couleur dorée, s’ouvrant à sa base sur une caverne : tout le dessous était creux, l’eau avait fait ce travail. L’entrée était basse et allongée, à peine aussi haute que nous à cette époque. Par endroits l’intérieur se creusait davantage jusqu’à sembler former tout au fond une seconde petite caverne.

Ce fut mon père qui, un jour, nous montra ce monolithe. Découverte énorme ; tout de suite je considérai cette pierre comme une amie, un être animé des meilleures intentions à notre égard ; nous appelant, nous souriant, comme quelqu’un qu’on aurait connu autrefois, aimé et qu’on retrouverait avec une surprise et une joie infinies.

Tout de suite, elle nous occupa exclusivement. Depuis ce jour nous passâmes là toutes nos matinées et nos après-midis. Nous étions cinq ou six enfants, toujours les mêmes, qui ne nous quittions jamais.

Tous les matins, en m’éveillant, je cherchais la pierre. De la maison je la voyais dans ses moindres détails, ainsi que, tel un fil, le petit chemin qui y menait ; tout le reste était vague et inconsistant, de l’air qui ne s’accroche à rien. Nous suivions ce chemin sans jamais en sortir et ne quittions jamais le terrain qui entourait immédiatement la caverne.

Notre premier souci, après la découverte de la pierre, fut d’en délimiter l’entrée. Elle ne devait être qu’une fente tout juste assez large pour nous laisser passer. Mais j’étais au comble de la joie quand je pouvais m’accroupir dans la petite caverne du fond ; j’y pouvais à peine tenir ; tous mes désirs étaient réalisés.

Une fois, je ne saurais me rappeler par quel hasard, je m’éloignai plus que d’habitude. Peu après je me trouvai sur une hauteur. Devant moi, un peu en contrebas, au milieu des broussailles, se dressait une énorme pierre noire présentant la forme d’une pyramide étroite et pointue dont les parois tombaient presque verticalement. Je ne puis exprimer le sentiment de dépit et de déroute que j’éprouvai à ce moment.

La pierre me frappa immédiatement comme un être vivant, hostile, menaçant. Elle menaçait tout : nous, nos jeux et notre caverne. Son existence m’était intolérable et je sentis tout de suite – ne pouvant pas la faire disparaître – qu’il fallait l’ignorer, l’oublier et n’en parler à personne. Il m’arriva néanmoins de m’approcher d’elle, mais ce fut avec le sentiment de me livrer à quelque chose de répréhensible, de secret, de louche.

Je la touchai à peine d’une main avec répulsion et effroi. J’en fis le tour, tremblant d’y découvrir une entrée. Pas trace de caverne, ce qui me rendait la pierre encore plus intolérable, mais pourtant j’en éprouvais une satisfaction : une ouverture dans cette pierre aurait tout compliqué et je ressentais déjà la désolation de notre caverne si l’on eut dû s’occuper d’une autre en même temps.

Je m’enfuis loin de cette pierre noire, je n’en parlai pas aux autres enfants, je l’ignorai et ne retournai plus la voir.

Giacometti - Le couple

Le couple

giacometti la cage

La cage

Giacometti - La boule suspendue

La boule suspendue

Œuvres de jeunesse d’Alberto Giacometti

« Les sculptures se sont offertes tout achevées à mon esprit ; je me suis borné à les reproduire dans l’espace sans rien changer, sans me demander ce qu’elles pouvaient signifier… »

Alberto Giacometti

Lydie Salvayre : Marcher jusqu’au soir

Dans ce récit d’une nuit passée dans le musée aux côtés d’œuvres de Giacometti, l’autrice remet en question son propre rapport à l’art. Elle se plonge dans la vie de Giacometti, se reconnaît dans son acceptation de l’échec, sa radicalité, sa capacité à tracer sa voie sans se préoccuper des modes en répercutant le chaos du monde et l’inacceptable condition humaine.

Lydie Salvayre : Marcher jusqu’au soir – Editions Points – 2019

Marcher jusqu'au soir

by Lydie Salvayre, lu par Maud | musique Kenny G : Sentimental

Je nourrissais depuis longtemps une passion pour L’Homme qui marche de Giacometti. L’Homme qui marche, que je n’avais jamais vu que reproduit sur du papier glacé, me semblait constituer l’œuvre au monde qui disait le plus justement et de la façon la plus poignante ce qu’il en était de notre condition humaine : notre infinie solitude et notre infinie vulnérabilité, mais, en dépit de celles-ci, notre entêtement à persévérer contre toute raison dans le vivre.

 L’Homme qui marche, immobile, figé, et en même temps mouvant, comme ces vagues de la mer que le froid a gelées dans leur houle.

Solitaire, absolument solitaire, absolument impénétrable, clos, retranché en lui-même, hors d’atteinte.

Dur, d’une dureté infracassable, immortel, inhumain.

Et frêle, frêle, éprouvé, calciné disait Genet comme au sortir d’un four, brûlant et pétrifié. Penché vers l’avant sous le poids d’un fardeau invisible qui courbe les épaules, sachant que Dieu est mort et qu’il n’y a pas d’arrière-monde, pas de consolation, pas de promesse, pas de secours, pas d’issue devant la terreur du néant. […]

D’une infinie vulnérabilité. Aussi fragile qu’une herbe, qu’une brindille. Aussi désarmé. Aussi rien. […]

Comment aimer et comprendre, en marchant à grand pas aux pieds de L’Homme qui marche, comment aimer et comprendre les sculptures de Giacometti loin de son atelier à Paris, quand on sait que tous ceux qui eurent la chance d’y pénétrer attestèrent que ses murs griffonnés, son extrême étroitesse, son désordre, son inconfort, sa poussière, son encombrement, un dépotoir dirent les mauvaises langues, un lieu au bord de s’effondrer dit Genet affectueusement, ses montagnes de plâtre, ses figurines entassées, ses bouteilles de térébenthine, ses moulages en cours habillés de linges humides, ses sculptures en devenir, ses carreaux cassés remplacés par des bouts de carton, la chaise de cuisine inconfortable sur laquelle il faisait s’assoir ses modèles desquels il exigeait une immobilité totale, et l’atmosphère indéfinissable qu’il y faisait régner.[…]

Dégager la présence d’un être, en pénétrer le secret— ce qui ne relevait, pensait Giacometti, ni de la qualité du regard, ni d’une certaine idée de l’espace, mais d’une relation d’empathie, d’un courant d’amitié qui passait par ses mains, qui animait ses doigts et imprégnait son lieu, ce courant d’amitié qui le fit s’exclamer, émerveillé, devant Genet dont il tentait de faire le portrait : comme vous êtes beau ! Puis préciser : comme tout le monde, ni plus ni moins.

Attraper un visage, sa beauté, son secret, sa blessure enfouie, son caractère absolument unique, attraper ce qui de lui se dérobait sans cesse et échappait à toute prise, ce quelque chose qu’on voyait et qu’on ne voyait pas, ce quelque chose d’impondérable et d’évident à la fois, ce quelque chose qu’on ne pouvait confondre avec son apparence, capturer cette fameuse ressemblance qui le fascinait tant et qui était bien autre chose que l’imbécile ressemblance faisait souvent obstacle à l’autre, la secrète. […]

Il est des livres, il est des œuvres qui ne se peuvent concevoir qu’au bout d’un long chemin. C’est six ans à peine avant sa mort, que Giacometti créa  L’Homme qui marche. Il avait cinquante-neuf ans.

Voici donc ce que je retins très abusivement (ou pire) des faits et gestes de sa vie derrière lesquels je crus discerner un sens et que je livre en vrac.

Tous s’accordaient à dire que jamais il ne manifestait de mépris envers quiconque, jamais. Il avait des mains disproportionnées comparées au reste du corps. Des mains de maçon. Il avait gardé d’un accident une légère boiterie. Certains esprits simplistes prétendirent qu’il cultivait la boiterie de son corps tout comme il cultivait la boiterie de son art. […]

Giacometti enfant endommagea un jour un tableau de son père en le barbouillant de merde et de peinture. Ce fut son premier geste artistique. Il n’en fut pas puni. Il adorait rester dans l’atelier paternel à dessiner ou à rêver en respirant l’odeur de térébenthine.  Tandis que sans le savoir son avenir montait dans ses mains.

l'homme qui marche
Homme Qui Chavire

Alberto giacometti aux côtés de l’Homme qui marche

Homme qui chavire

« Je cherche la ressemblance absolue et non l’apparence »

Alberto Giacometti