Abraham Farkas, médecin rapatrié d’Algérie, proche de la cinquantaine et son fils Franz, âgé de neuf ans et demi. Abraham n’a qu’une seule préoccupation : son fils. Franz, lui, en a deux : son père et les livres. Leur vie a été brisée un an plus tôt par un « accident » qui a laissé Franz amnésique et dont Abraham ne lui parle jamais.
L’action se situe dans les années 63-64, ce médecin a quitté l’Algérie précipitamment à la suite d’un événement dramatique.
Abraham et fils (Editions P.O.L 2016) www.pol-editeur.com
Abraham et fils
Extraits p.105-107
Contexte : ce passage évoque les relations entre un fils (d’une dizaine d’années à l’époque) et son père après que le fils se soit relevé d’un coma suite à un accident ; ce réveil il l’appelle sa deuxième naissance.
J’aimais la voix de mon père.
C’était une voix de récitant, une voix comme j’en entendais à la radio et dans les livres-disques qui me racontaient Le dernier des Mohicans ou Le livre de la Jungle.
Et puis, c’est la première voix que je me rappelle avoir entendue, et je m’en souviens comme si c’était hier. C’est comme si je l’avais entendu parler le jour de ma naissance penché sur mon berceau, inquiet de savoir si j’allais bien, si j’allais survivre à ma venue au monde, si je ferais partie des garçons qui vivent et non de ceux qui meurent. J’ai toujours pensé que les pères parlent à leur nouveau-né le jour de leur naissance. Et j’avais de la chance : mon père avait assisté à ma seconde naissance, et je m’en souvenais.
Je pourrais vous faire entendre sa voix, car, beaucoup plus tard, je l’ai recueillie et conservée. Mais je ne peux pas la décrire, seulement dire ce qu’elle me faisait : elle me captivait, elle me faisait rire, elle m’impressionnait, elle m’enveloppait, elle savait me rassurer.
J’ai longtemps trouvé normal, presque banal, d’avoir été rassuré par la voix de mon père. Je pensais qu’il en allait de même pour tout le monde. Dans mon esprit, un père, c’est un homme qui parle à ses enfants. Il m’a fallu longtemps pour comprendre que les pères ne sont pas tous rassurants, ni même aimants ; que beaucoup d’adultes ne se rappellent pas la voix de leur père ni s’être sentis en sécurité dans ses bras. Que beaucoup ne veulent pas se souvenir de lui !
Moi, je sens encore ses mains, je vois son visage, j’entends sa voix.
Pendant les deux premières années, sa voix a été, sinon la seule, du moins la plus présente. Elle n’était jamais hors de portée. Même après avoir dormi profondément, je me réveillais en ayant le sentiment qu’il venait de me parler. Je sortais de mes rêves avec l’illusion que la voix qui me les avait dits était la sienne.
Quelque temps après mon réveil, nous étions dans un bateau qui nous emmenait loin du lieu de l’accident, et j’étais malade. J’avais de la fièvre, j’avais froid, ma tête et mon ventre me faisaient mal. J’étais allongé sur la couchette du haut. Le bateau tanguait beaucoup à cause de la tempête. Englouti sous les draps, la tête à moitié immergée dans le coussin, je voyais régulièrement le visage de mon père apparaître au-dessus du bastingage de mon vaisseau de douleur, osciller de gauche à droite, poser des yeux inquiets sur mes yeux mi-clos, sa main sur mon front, ses lèvres sur ma joue, me donner à boire, et j’entendais sa voix murmurer tout près de mon oreille Dors, mon petit chat, je suis là. J’étais un navigateur solitaire dans la tour¬mente sur une coquille de noix, mais il ne pouvait rien m’arriver. Au plus fort de la tempête, la voix de mon père veillait sur moi.
Vraiment beau texte et belle lecture. Merci pour cette découverte. A L