Vendredi soir a eu lieu la première édition de notre lecture Voix de femmes iraniennes dans la salle de la Rampe Rouge à l’espace Magnan devant un public nombreux et chaleureux. La deuxième édition aura lieu mercredi 8 mars à la médiathèque des Quatre Chemins à la Trinité à 19h. Nous vous présentons cette troisième étape avec l’autrice iranienne Guita Garakani qui a pour l’instant surtout publié en persan et en anglais et encore peu en français.
On ne sait que peu de choses sur cette autrice d’une des nouvelles du recueil « Amours persanes » paru chez Gallimard en 2021.
Guita Garakani, née en 1958, est diplômée en art dramatique. Sa carrière est jalonnée de nombreuses traductions de l’anglais en persan, de trois romans dont un traduit en anglais, et de trois recueils de nouvelles.
Au fond du tableau
Guita Garakani Amours persanes
Anthologie de nouvelles iraniennes contemporaines
Editions Du Monde Entier Gallimard 2021
Au fond du tableau
Extrait pages 95 à 100
Mahtab avait une chevelure de jais. De longs et fins sourcils noirs, des cils noirs, des yeux d’un bleu sombre et la peau blanche. Les pommettes et les lèvres rouges . Elle ressemblait à une peinture. C’est ce qu’avait dit sa grand-mère la première fois qu’elle l’avait vue, bébé. Par la suite, elle disait toujours : « Dieu a pris le temps d’achever la création de cette enfant. Il s’est bien appliqué pour dessiner son visage. Il ne s’est pas moqué de nous ! Dommage qu’elle soit si turbulente. un vrai garçon manqué ! » Tous partageaient l’avis de grand-mère. Le matin, à peine levée, Mahtab grimpait aux arbres, guettait un moineau pour l’attraper, avant de le relâcher par pitié. Elle ne tenait pas en place. Les poupées l’ennuyaient. Elle détestait la couture. Grand-mère ne manquait pas une occasion de la coincer pour lui mettre du fil et une aiguille entre les mains, Mais elle s’échappait toujours. Un jour, elle avait fini par jeter la boîte à couture de grand-mère dans le puits. Mahtab était la favorite de grand-mère. Pourtant, dès qu’il était question d’elle, son aïeule soupirait d’inquiétude en secouant la tête. Les adultes disaient : « Elle s’arrangera en grandissant » […] Mais grand-mère restait inquiète pour Mahtab. Elle craignait que celle-ci ne s’arrange jamais.[…]
À seize ans, elle se mit à la peinture et elle se soumit soudain aux règles des traits et des teintes. Quand elle peignait, elle ne s’occupait pas des autres. Elle restait assise des heures, plongée dans sa peinture. Ses œuvres étaient comme elle, pleines de couleurs. Elle n’avait aucun mal à dessiner ni à poser les pigments sur la toile. Le seul problème était qu’elle prenait tout cela très au sérieux. Une fille doit avoir un talent. tout le monde le disait. mais plutôt la couture, la broderie, la pâtisserie….. Dans la vie, la peinture, ça ne sert à rien. Si au moins elle ne prenait pas cela tant au sérieux, ce serait tolérable, voir appréciable. On aurait pu accrocher ses tableaux aux murs de la maison et vanter ses talents en présence des invités. Quelques-uns, juste assez pour les invités, pas plus.
Mahtab ne voulait rien savoir. elle voulait devenir peintre. une grande peintre. Quand on lui disait qu’il n’y avait pas d’avenir là-dedans, elle riait en haussant les épaules.
C’est à cette époque là que Grand-mère remarqua que Mahtab avait une autre passion. Mourad[…] parlait bien, avait la tête sur les épaules et faisait toujours rire Mahtab. […] Elle lui avait même quelquefois parlé de sa peinture et lui avait demandé conseil. Un jour […] Mahtab annonça qu’elle avait décidé de prendre des cours de peinture chez le professeur conseillé par Mourad[…] Tout le monde aimait Mourad, sauf grand-mère. Elle pensait à l’âme retive de sa petite fille à présent domptée et elle secouait la tête de préoccupation. […] Le soir où Mahtab apprit que Mourad allait épouser sa propre cousine, elle quitta la pièce sans un mot. Elle ne parla plus les jours suivants. Elle ne fit que peindre. Elle s’enferma dans sa chambre à peindre. Elle était devenue plus facile à vivre. Elle avait renoncé à tous ses entêtements pour se consacrer à la peinture.
[… ] C’était à cette période que Monsieur Ahmadi vint demander sa main. Il était petit et frêle, le haut du crâne dégarni et le cheveu rare. Il était divorcé. sans enfant. Mais il avait de l’argent. C’était un commerçant prospère.
Mahtab était muette. Elle attendait en silence. Elle pensait que Mourad reviendrait et l’emmènerait. […] Alors que tous s’affairaient pour son mariage, Mahtab avait l’impression de rêver, elle errait sans rien dire. Mourad ne revint pas et Mahtab enfila sa robe de mariée.
La nuit, elle se réveillait en sursaut, son alliance la brûlait. Elle sentait un anneau de feu autour de son doigt Elle trouva donc des prétextes pour la retirer discrètement et ne plus la remettre. Elle ne se rappelait plus où elle l’avait mise. En réponse aux questions de Monsieur Ahmadi, elle se contenta d’évoquer une allergie à la bague. Son doigt en portait en effet le stigmate.
Monsieur Ahmadi n’était pas méchant. simplement, Mahtab ne le supportait pas. Les premières années du moins, avant que Mahtab ne s’oublie totalement, la seule vue de son mari lui était intolérable. Monsieur Ahmadi était misanthrope. Il ne voulait pas que l’on voie sa jeune épouse. Il voulait une femme qui lui obéisse. Qui ne sorte pas. Qui ne travaille pas. Qui n’est aucune relation qui ne soit contrôlée par lui. Et surtout, une femme qui soit économe. Qui lui rendent des comptes pour chaque sous dépensé. Mahtab était piégée. Le début de leur vie commune se déroula dans la douleur et la dispute. Mais en silence. Rien ne se savait en dehors de leur foyer. Mahtab ne parlait pas à sa famille. Elle ne leur pardonnait sans doute pas le mariage absurde qu’ils lui avait imposé. Elle aurait mieux fait de se jeter sous une voiture ou de s’empoisonner. Sa mort aurait été instantanée, elle en aurait fini. Cette vie n’était qu’une lente et douloureuse agonie.
Grand-mère mourut peu après le mariage de Mahtab. Mourad alla lui rendre visite avant sa mort, puis participa à ses funérailles, accompagné de son épouse. […]
Elle se réfugia de nouveau dans la peinture. mais ses toiles étaient si sombres et chaotiques qu’il était difficile d’y distinguer quoi que ce soit. Elle peignait l’univers dans lequel elle était empêtrée sans le comprendre. Elle représentait les barreaux invisibles de sa cage. Des visages hostiles, des êtres seuls et perdus et au loin, dans chaque toile, un fantôme, inaccessible. Elle recouvrait tout cela de couches de peinture. les couleurs vives étaient censées enfouir tant de peine et de solitude. Elle perdit la foi en la peinture dès la mort de sa grand-mère, avant même de revoir Mourad.[…] Elle se tourna donc vers des tons pastels. Son bleu turquoise laissa place à un bleu ciel livide. Elle ajouta tant de blanc dans sa palette que son monde se délava progressivement. Ce fantôme, cette longue figure humaine floue qui habitait l’arrière-plan de tous ses tableaux se dissolvait dans la ligne de l’horizon. Elle comprit alors que, tout ce temps, elle avait été éprise d’une ombre. Une ombre qu’elle faisait désormais apparaître au fond de ses tableaux. Après les quarante jours de deuil porté pour sa grand-mère, elle abandonna la peinture. Elle referma ses tubes et ses boîtes d’aquarelle. Elle aligna soigneusement les crayons de couleur. Elle regroupa ses tableaux. Elle les recouvrit d’un tissu blanc et les adossa côte à côte contre le mur de la cave, telle une rangée de momies. Monsieur Ahmadi était heureux d’être parvenu à ses fins sans avoir eu à livrer bataille. Dès lors, Mahtab s’estompa et devint Madame Ahmadi.
Quelle noirceur : la jeune fille qui allait vers sa vie de couleurs…Peu à peu…elle abandonne et se plie aux conventions ancestrales, cela se dénomme le fatalisme !