Depuis le mois d’avril le temps est aux commémorations touchant à l’abolition de l’esclavage. C’est pourquoi nous mettons à l’honneur pour 3 séquences l’auteur récemment primé du Goncourt (en 2021) Mohamed Mbougar Sarr avec “La plus secrète mémoire des hommes.“
Sa nouvelle « La Cale » a reçu en 2014 le prix de la jeune écriture francophone Stéphane Hessel, organisé par RFI et l’alliance francophone, catégorie « nouvelles ».
La Cale, M. Mbougar Sarr (3)
Mais passons. Voici donc que j’étais engagé sur le Commander. Je peux te dire que c’était une fête, à bord. Nous allions à l’aventure, joyeux et convaincus de l’absolue nécessité de notre démarche. Nous avions raison, formidablement raison. Nous étions dans le droit ; mieux : nous étions dans le devoir. C’était Dieu qui le voulait, et qui nous guidait, par conséquent. Le soleil brilla tout au long de notre traversée vers les côtes africaines, où nous devions récupérer et ramener de la marchandise. C’était un fait assez rare qu’un voyage tout entier se déroulât avec un temps favorable. A bord, les plus superstitieux —c’est-à-dire presque tous— prirent cela pour un signe. (…)
Nous accostâmes sur les côtes africaines trois semaines plus tard, embarquâmes la marchandise et repartîmes après quelques jours que je mis à profit pour découvrir les splendeurs de cette terre. Nous étions certains que le retour serait aussi calme et festif que l’aller.
Il ne le fut pas.
Une terrible tempête éclata la nuit qui avait suivi notre départ. Les dégâts matériels furent nombreux, et plusieurs hommes de l’équipage, blessés : la tempête avait été soudaine et brutale, elle avait surpris quelques imprudents qui traînaient encore sur le pont au milieu de la nuit. Je fus, cette nuit-là, grandement mis à contribution, pour divers soins.
Le capitaine de notre bateau, un homme qui dégageait une grande sauvagerie quoique son visage fût baigné par une tranquillité que j’avais toujours suspectée, cet homme donc —il s’appelait Mark— demanda, dès que la tempête cessa, que l’on ouvrît la cale pour vérifier « si la marchandise n’avait pas subi d’avanies majeures ». C’est exactement ça qu’il a dit. Il prit cinq hommes avec lui et, au moment de descendre, me fit appeler.
—Il y en a toujours quelques uns qui sont blessés après le premier voyage en mer, me dit-il. Vous savez, ils n’ont pas l’habitude de la navigation. Ils ne connaissent pas. Alors vous imaginez : voyager en mer, en pleine tempête de surcroît ! Je ne serais pas surpris si nous trouvions des morts. J’en ai déjà vu. Soyez prêt, Mr Henry, me dit-il avant de faire signe à ses hommes, armés jusqu’aux dents sans que je ne susse pour quelle raison, de commencer à descendre. »
Le vieux Francis s’interrompit quelques secondes, comme s’il cherchait à rassembler ses souvenirs, ou que ce qu’il allait raconter demandait une concentration particulière. Les ténèbres s’étaient épaissies, et je distinguais désormais plus difficilement ses traits. (…)
« Il m’avait suffit de descendre quelques marches de l’escalier qui menait à la cale pour savoir, enfin, ce qu’était la vérité de ce que nous faisions. Une épouvantable odeur de moisissure, de chair humaine en décomposition, d’ordures, de plaies infectées, de vomi, de sueur, qui habitait et écrasait cet espace exigu, humide, me saisit à la gorge ; et n’eût-été un lambeau de dignité et de courage que la présence des autres hommes maintenait en mon cœur, j’eusse sans aucun doute remonté les escaliers et fui. Cette odeur surréelle, dont je serai bien en peine de te donner une infime idée, semblait se dégager de chaque centimètre carré de ce lieu obscur. C’était un monde à part sur le bateau, un isolat, une terre fantastique, inimaginable, une contrée utopique et pourtant réelle, au milieu même du bateau. La chaleur, mêlée à ces effluves qui, par un mystérieux phénomène physique et chimique, la dopaient, achevait de faire de l’endroit un enfer. Instinctivement, je portai ma main à la bouche pour ne pas vomir. Mais les autres hommes, comme s’ils ne sentaient rien, comme s’ils étaient habitués à tout ça, s’enfoncèrent dans les profondeurs de la cale. Après une brève hésitation, je fus obligé de les suivre.
Dedans, la marchandise grouillait : des souffles, des souffles partout, des râles, des gémissements, des soupirs, des murmures, des cris de colère, de délire, de peur, de pitoyables geignements, des paroles, tantôt plaintives tantôt enflammées, dites dans une langue barbare, accueillirent d’abord notre arrivée. Puis, peu à peu, tout cela s’éteignit, et la marchandise se tut, retourna au silence. On eût dit le silence originel du monde, celui du chaos ; tout cela me paraissait formidable, menaçant, épouvantable. Plusieurs fois, je crus m’évanouir.
La mort était née là.
La Cale, M. Mbougar Sarr (4)
Quelqu’un, je crois que c’était Mark, alluma bientôt une lampe, dont il promena la faible lumière sur la chose vivante qui s’étendait à nos pieds. Je ne vis alors rien que de la chair, de la peau, noire, obscure, sombre ; je vis, éclairés par cette torche, des membres, des mains, des jambes, des poitrines, des bouches ; je perçus, à la lumière fuyante de ce faisceau, les éclats de fer des milliers d’anneaux qui formaient des chaînes qui tintaient lourdement à chaque mouvement… Je vis des milliers d’yeux, et dans ces yeux, un sentiment tendu entre la peur et la colère, épouvantable, insoutenable. Tous ces regards étaient posés sur moi, je les sentais jusque dans mes chairs qui me fouillaient et m’interrogeaient : « qui es-tu et d’où tu nous regardes ? ». La torche se déplaça, arracha mes yeux à ces autres yeux. Mais la marchandise était là : elle vivait, elle respirait, elle était humaine —ou presque. Je restai pétrifié de longues secondes ; étrangement —je ne m’en rendis compte que plus tard— je ne sentais plus l’odeur. J’étais devenu, comme tous ceux qui étaient présents dans cette cale, un de ses éléments : je lui appartenais, j’étais elle, elle s’incarnait en moi. Je puais, comme tous les autres.
—Mr Henry ! Venez donc par ici, je crois qu’il y en a un qui est mal en point.
J’avançai vers le fond de la cale, d’où me semblait provenir la voix, et où je distinguais ce qui ressemblait aux silhouettes d’hommes debout. La lampe, vraisemblablement, était éteinte. Je doutai même, à ce moment, qu’elle eût jamais été allumée, et même qu’elle eût existé, dans cette cale. Je l’avais peut-être rêvée… Et cette masse d’hommes à mes pieds ? Etait-ce aussi un fantasme ? J’avançai vers Mark et ses hommes, l’esprit embrouillé. Le silence était complet ; il n’était brisé que par cet immense souffle, cette immense respiration humaine expulsée de toutes ces poitrines agglutinées dans la ténèbre de cette cale. A chaque pas que j’effectuais alors que je me traînais vers le Capitaine, je heurtais quelque chose : une jambe, un bras, peut-être une tête. Mes yeux s’habituaient progressivement à l’obscurité, et je réussis à distinguer les choses : les muscles des hommes, les seins des femmes, les ventres, tout. Lorsque j’arrivai au fond de la pièce, Mark, entouré de ses hommes, était penché sur une forme sombre.
—C’est une femme. Elle est enceinte. Ou était, à vous de me le dire.
Je ne pus distinguer, dans la pénombre, le regard de Mark, mais je sentis dans ses mots toute sa haine, tout son mépris, toute sa brutalité, enfin, toute sa bêtise.
C’était en effet une femme enceinte. Je n’eus besoin que d’une seconde pour me rendre compte qu’elle était morte. Je me relevai sans un mot. Les autres comprirent.
—Prenez-la et jetez-la à la mer. Ça fera deux repas en un.
Les hommes de main de Mark éclatèrent de rire en obéissant. Mais à peine deux d’entre eux avaient-ils pris la femme par les poignets et les chevilles que quelque chose de proprement exceptionnel, possible uniquement dans cette cale-là, à ce moment-là, se produisit. »
La voix du vieux Francis se brisa, sous le coup de l’émotion. Il demeura de longues minutes silencieux. Je craignis même qu’il ne se fût endormi, mais je ne bougeai pas, moi-même saisi par l’émotion qui semblait avoir empli son cœur. J’eusse ainsi, par pudeur, attendu autant de temps qu’il l’eût fallu, qu’il parlât. Il était maître du récit dans lequel il m’avait embarqué. Je ne voyais désormais plus que sa silhouette enveloppée par l’ombre.
Il n’y a pas grand chose à dire…mais aussi la mer, les flots surtout pas simplement le visage souriant des vacances; le tombeau des innocents, la mer est une ogresse insatiable , nourrie par la férocité et la bêtise des humains !